Messieurs les ministres.

Voltaire écrivit dans Zadig ce merveilleux passage qui, mieux que tous les manuels de Droit et que toute la doctrine des siècles, évoque la mission qui vous est dévolue, celle de Ministre :

« Il fit sentir à tout le monde le pouvoir sacré des lois, et ne fit sentir à personne le poids de sa dignité […] Quand il jugeait une affaire, ce n’était pas lui qui jugeait, c’était la loi ; mais quand elle était trop sévère, il la tempérait  […] C’est de lui que les nations tiennent ce grand principe : Qu’il vaut mieux hasarder de sauver un coupable que de condamner un innocent. Il croyait que les lois étaient faites pour secourir les citoyens autant que pour les intimider. Son principal talent était de démêler la vérité, que tous les hommes cherchent à obscurcir. »

Messieurs, la Tunisie est sortie indemne de 9 années de troubles, et ce n’est pas du fait des gouvernements mais de celui du peuple, un peuple pacifique et patient, un peuple toujours uni, bien plus que les politiciens d’ailleurs, dont les adversités ne l’atteignent pas.

Au sein du peuple, dans une seule famille, il y a souvent un islamiste, un salafiste, un gauchiste, une femme de caractère, un ancien du parti, un chômeur et une brebis galeuses. Tous vivent ensemble, s’entendent sur l’essentiel, et tous, je dis bien tous, partagent l’avis que la politique est le domaine des magouilles et les gouvernements leur siège.

Ces magouilles, on les connaît tous, de la simple autorisation accordée sans cause, au fait de fermer les yeux sur les trafics, la contrebande, jusqu’aux arrestations irrégulières, en passant par les multiples enfreintes aux lois, comme celles faites à la neutralité de l’administration ou aux procédures judiciaires, etc… ne nous étalons pas sur un domaine que vous maîtrisez bien mieux que quiconque.

En tant que ministres chargés de défendre les lois de la République, vous êtes au front, en première ligne de ces irrégularités qui vous choquent, selon vos discours, mais qui, chaque jour que Dieu fait, se multiplient…

Aujourd’hui, vous n’êtes plus dans le cadre de l’exercice « normal » de vos compétences. La Tunisie est dans une période électorale, c’est à dire dans une période de transition du pouvoir, une période où tout le monde est attentif, à l’intérieur comme à l’extérieur; et dans ces périodes, les serviteurs de la République, les commis de l’État, se doivent d’être – encore plus que d’habitude – les gardiens du temple.

Ce que je tiens surtout à vous dire est ceci: j’ai personnellement été témoin, depuis des décennies, de bien des pratiques illégales, immorales et surtout mesquines. À l’époque de la dictature, on pouvait à peine en parler et ceux qui les condamnaient entraient dans la dynamique diabolique de la répression. Aujourd’hui, nous pouvons enfin parler, dénoncer… mais bizarrement, les pratiques restent inchangées, comme si un aveuglement frappait certains hauts responsables.

Pourtant, les coupables de ces pratiques scélérates finissent toujours pas payer leurs forfaits selon le sacro-saint principe tunisien de  « La roue tourne » (El 3ajla eddour) et qui fait que tous ceux qui insultent le peuple et la République le payent tôt ou tard.

Même l’illustre Bourguiba, qui a trahi sa propre Constitution, sa propre République, l’a payé en passant les dernières 13 années de sa vie en prison. Après lui, Ben Ali, qui lui aussi a trituré cette pauvre Constitution, s’est retrouvé banni. Et je ne vous cite que les plus grands. Tous ceux qui ont sali la Tunisie, quels qu’ils soient, l’ont payé de leur liberté ou de leur dignité.

Les élections sont le socle de la démocratie. Fermer les yeux sur les manipulations serait hautement dommageable pour le pays, pour la République et aussi pour vos personnes. Certes, la bonne foi se présume toujours, mais la scélératesse de ce qui vient de se passer avec l’arrestation du favori de la présidentielle a changé nos présomptions, surtout qu’aucun d’entre vous ne s’est manifesté de quelque manière que ce soit. N’oubliez pas messieurs, la roue tourne.

Abdelaziz Belkhodja, écrivain.

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