La réalité de la bataille de Zama est remise en question depuis que la datation du port militaire de Carthage a démontré qu’il a été construit juste après la guerre d’Hannibal. Comment le monumental port militaire de Carthage aurait-il pu être construit durant la période où le traité de paix interdisait à Carthage d’avoir une flotte militaire? Aucun historien n’est parvenu à expliquer ce paradoxe. Voici la thèse de Abdelaziz Belkhodja, extraite de son livre « Hannibal, le mensonge de Zama » (Editions Apollonia, 2023)

L’histoire romaine, une création de la Seconde Guerre punique

Avant d’entamer une nouvelle lecture des faits, il nous faut revenir sur les fondamentaux de l’histoire de Rome qui nous est parvenue. Quand a-t-elle été écrite, par qui et dans quelles conditions?
Ce n’est qu’avec l’invasion carthaginoise et plus précisément après la bataille de Trasimène, en -217, que Fabius Maximus, après avoir pris les mesures militaires nécessaires à la défense de Rome, demande aux deux lettrés du sénat, Fabius Pictor et Cinsius Alimentus, d’écrire une historiographie romaine destinée à contrer la campagne de propagande d’Hannibal et à faire face aux multiples défaites et à la désagrégation de la fédération romaine. La rédaction de l’histoire de Rome est donc, à l’origine, une entreprise à visée nationale, un acte de propagande. Elle ne se départira d’ailleurs jamais vraiment, à quelques exceptions près, de ce caractère nationaliste et romano-centriste. Or, les seuls écrits qui nous sont parvenus proviennent exclusivement de ces historiographes, dont les Cornelii Scipiones, qui ont écrit l’histoire contemporaine en insistant sur le rôle de leur famille, rivale de celle des Fabii. La rivalité des grandes familles patriciennes s’est exacerbée au moment des guerres puniques et a été l’une des composantes de la création de l’histoire nationale. Cette historiographie constitue la source principale de Polybe qui s’informe aussi auprès de Laelius, l’ami intime de Scipion.
Polybe écrit un demi-siècle après les faits, après la destruction de Carthage, dont il fut d’ailleurs l’un des principaux artisans en tant que conseiller militaire de Scipion Emilien, le petit-fils de l’Africain et de Paulus Æmilius, le consul mort à Cannes.

Censure à grande échelle

Ce monolithisme des sources n’est pas seulement dû aux aléas du temps. C’est aussi le résultat d’une volonté affirmée. Si l’esprit de revanche, la haine et la peur du renouveau de Carthage provoquent le génocide et la destruction, qu’est-ce qui explique l’effacement de la mémoire ? Pour quelle raison Scipion Emilien ordonne-t-il — après le génocide — un autodafé des livres de l’une des cités les plus savantes de l’époque ? Il est très probable que c’est Polybe lui-même qui a fait le tri entre les livres à garder et ceux à détruire ou à abandonner aux « princes africains ». Parmi les livres détruits, beaucoup concernent la seconde guerre punique, dont au moins deux biographies d’Hannibal écrites par ses compagnons Sosylos et Silénos. Comment deux biographies relatant la plus passionnante histoire de l’Antiquité, ont-elles pu disparaître de la surface du globe ? L’autodafé n’explique pas tout, puisque ces livres circulaient dans toute la Méditerranée.
La censure a donc été pratiquée à très grande échelle et durant un temps assez long. Scipion Emilien et Polybe n’étaient pas les seuls protagonistes de cette censure, Rome elle-même y est mêlée. D’ailleurs, les témoignages de tous les auteurs contemporains de la Deuxième Guerre Punique, même Romains, comme Fabius Pictor, Cincius Alimentus, Caton l’Ancien, ont également disparu. Il ne reste rien non plus de Coelius Antipater, qui a écrit une quarantaine d’années après la seconde guerre et qui s’est largement inspiré des écrits de Silénos. Même les œuvres sur la « Guerre d’Hannibal », écrites par des auteurs romains de seconde main, comme C. Acilius et L. Cassius Hermina, ont disparu.
Des autres historiens de langue grecque, comme Xénophon et Eumachos de Naples, nous n’avons que les noms.
Les écrits de Polybe, contrôlés par les Scipions, vont devenir la seule source, ils vont constituer une sorte de tamis par lequel va être filtrée toute l’histoire d’Hannibal. Tite-Live, la principale source postérieure à Polybe, agira, lui, pour le compte d’Auguste dans son entreprise de réhabilitation de la grandeur de Rome. Tout ce qui nous est parvenu depuis, découle très principalement de ces deux auteurs.
Le hasard peut-il être aussi sélectif ? Ne sommes-nous pas face à une opération de censure à très grande échelle ?

Objectif de la censure

Durant des siècles, la censure concernant Hannibal a atteint un très haut niveau. Les écrits post-liviens sont édifiants à cet égard. Les accusations et insultes lancées à l’encontre de Carthage et de ses hommes foisonnent. L’empereur Domitien est allé jusqu’à exécuter un sénateur qui avait donné à ses esclaves les noms d’Hannibal et de Magon. Les faits se passent deux siècles et demi après Hannibal. Cette censure envers un personnage que Scipion L’Africain est censé avoir écrasé dans une grande bataille est tout de même étrange, car l’occultation par un vainqueur du simple nom d’un vaincu est étrange.
Cela donne à penser qu’il peut y avoir autre chose que Scipion Emilien voulait éradiquer, non pas une autre appréciation des faits, somme toute naturelle dans une relation de belligérance, mais une version des faits radicalement différente de celle qui nous a été rapportée.

Rupture dans la logique du récit

Nous savons que Polybe a occulté la portée politique de l’épopée d’Hannibal, amoindri ses victoires, manipulé les chiffres et les faits, augmenté les vertus des Romains et défendu leur point de vue ; mais, jusqu’au départ de Scipion en Afrique, l’histoire qui nous est parvenue reste plausible. Polybe ne pouvait, au risque de perdre toute crédibilité, occulter le génie d’Hannibal et déformer des faits dont l’Italie entière, rien que par les témoignages retransmis au sein des familles, ne se souvenait que trop. Mais voici que les événements se déplacent en Afrique. Il est clair que la narration des faits lointains manque souvent de fiabilité, surtout en l’absence de témoignages contradictoires. Plusieurs travaux ont débusqué la désinformation de Polybe. On se souvient de sa substitution du commandant en chef le jour de la bataille de Cannes. Par ce procédé, il voulait amender le grand-père de Scipion Emilien en lui enlevant la responsabilité de la plus grande catastrophe militaire de l’histoire de Rome pour la mettre sur le dos de son collègue Varron. Polybe n’hésite pas à user de désinformation au détriment d’un consul romain (Varron), pour des faits qui se sont déroulés en Italie même. Qu’est-ce qui l’empêcherait de travestir des faits qui se sont déroulés loin des regards, en Afrique, et qui plus est ne lèsent plus personne, Carthage ayant été rayée de la carte.
Plusieurs travaux ont montré les incohérences du récit de la bataille de Zama. Le Dr Yozan Mosig rapporte que : « Les narrations classiques de la bataille de Zama… sont étrangement incohérentes et contradictoires. Le cours de la lutte est si dénué d’imagination, qu’il est étonnant qu’il ait été pensé par un esprit militaire de premier ordre comme Hannibal ou même Scipion. Il apparaît plus comme l’invention d’un écrivain qui n’a pas la vision d’un grand général. La question des éléphants fictifs réduit encore la crédibilité. Mais ce ne sont pas les seuls problèmes avec la bataille de Zama … »
Si l’étude des textes nous autorise la remise en cause de la fiabilité des auteurs, deux faits archéologiques nous permettent d’aller plus loin et de douter de la fin de la seconde guerre punique telle qu’elle nous a été rapportée.

La version romaine est incompatible avec l’archéologie

1/ le site de la bataille de Zama reste introuvable.

La localisation de la ville de Zama a été l’objet de nombreux travaux, son existence ne fait probablement pas de doutes. Par contre, c’est l’incertitude, plus de deux fois millénaire, qui plane sur sa localisation qui nous interpelle. Nous n’avons aucun doute sur les lieux des victoires d’Hannibal, pourquoi en avons-nous sur le lieu de l’unique victoire romaine sur Hannibal ? Comment Rome, si prompte à élever des monuments à sa gloire et qui a occupé l’Afrique du Nord durant cinq siècles, n’a-t-elle pas immortalisé le lieu de la victoire la plus importante de toute son histoire ? Et, enfin, comment aucun auteur n’a jamais localisé de façon précise ce lieu de bataille qui aurait dû devenir sacré ?

2/ La datation du port militaire

Le second fait archéologique, bien plus troublant, concerne la datation du fameux Port Circulaire de Carthage. Les archéologues des missions américaine et britannique l’ont daté du second siècle avant J.-C. Il ne peut donc avoir été construit qu’après la deuxième guerre et avant la troisième, c’est à dire entre -201 et -149
Il faut d’ores et déjà exclure la période de l’immédiat avant-troisième guerre (-149) pour remonter au moins jusqu’en -153, date de l’invasion par Massinissa d’une grande portion du territoire de Carthage, ce qui ne laissait guère aux Carthaginois la possibilité de se lancer, après une invasion, dans la construction d’un port militaire et d’un port de commerce. Logiquement, le port militaire a été construit entre -201 et -153, une période où, selon le traité de paix de -201, rapporté par Polybe, Carthage n’avait droit qu’à dix navires « longs ».
Comment Carthage aurait-elle pu justifier, par rapport au traité de -201, la construction du dispositif militaire naval le plus puissant et le plus génial de l’Antiquité — 220 navires militaires pouvaient y être réparés simultanément — si ce n’est par des intentions belliqueuses ?
Nous savons que Rome n’avait besoin que d’un prétexte pour en finir avec Carthage. Pourquoi n’a-t-elle pas saisi cette formidable infraction au traité de paix ?
Rome a justifié sa déclaration de la troisième guerre punique en accusant Carthage de ne pas avoir respecté la clause lui interdisant de faire la guerre sans sa permission. Carthage avait alors, en -153; pris les armes pour se défendre contre l’invasion des Grandes Plaines et du territoire de Tusca par Massinissa. Si le traité interdisait réellement à Carthage la possession d’une marine de guerre, Rome, pour en finir avec sa rivale, aurait sauté sur cette juste occasion de la construction du port militaire au lieu de prétexter l’abusive et indigne interdiction du recours par Carthage à une guerre défensive, surtout qu’au sénat, l’essentiel des débats portait sur l’honorabilité du prétexte : « Depuis longtemps déjà la chose était décidée une fois pour toutes dans l’esprit de chacun, mais on cherchait une occasion favorable et un prétexte honorable aux yeux de l’étranger ».

Le port militaire

Le port militaire de Carthage et ses 220 cales sèches. Au centre, l’îlot de l’Amirauté.

Le port militaire ou « Port Circulaire » de Carthage est décrit dans un texte d’Appien puisé dans un passage disparu de Polybe.
Plusieurs reconstitutions graphiques de ce dispositif se sont basées sur l’étude des vestiges et sur le texte d’Appien : « Au milieu du port intérieur était une île. L’île et le port étaient bordés de grands quais. Tout le long de ces quais, il y avait des loges, faites pour contenir 220 vaisseaux, et, au-dessus des loges, des magasins pour les agrès. En avant de chaque loge s’élevaient deux colonnes ioniques qui donnaient à la circonférence du port et de l’île l’aspect d’un portique. Sur l’île on avait construit pour l’amiral un pavillon d’où partaient les signaux des trompettes et les appels des hérauts et d’où l’amiral exerçait sa surveillance. L’île […] s’élevait fortement : ainsi l’amiral voyait ce qui se passait en mer tandis que ceux qui venaient du large ne pouvaient pas distinguer nettement l’intérieur du port. Même pour les marchands qui entraient sur leurs vaisseaux, les arsenaux restaient invisibles : ils étaient en effet entourés d’un double mur… »

Calcul approximatif des circonférences des deux quais circulaires du port militaire. En clair, simulation de la forme, à l’échelle, d’une quinquérème

Le texte d’Appien, puisé chez Polybe, est fiable puisque le calcul de la longueur totale des quais nous donne environ 1360 mètres, or, si l’on divise ce métrage par 6 — largeur établie des cales sèches découvertes — le résultat est proche des 220 cales sèches du texte.
Jusqu’à la fin du XXe siècle, les historiens considéraient que ce port datait au moins du IIIe siècle avant J-C., et qu’il avait donc servi lors de la Deuxième, sinon, de la Première Guerre punique. Mais sa datation au IIe siècle avant J-C. a créé un paradoxe.
Selon H.R. Hurst, les deux ports (le port de guerre et le port commercial) ont acquis leur configuration à une date proche de -200. Mais en se basant sur les écrits de Polybe, c’est-à-dire sur les suites de la bataille de Zama et l’interdiction faite à Carthage de posséder plus de 10 navires de guerre, Hurst considère comme « inconcevable qu’elle ait alors entrepris d’énormes travaux portuaires » et il propose une date qui se situerait après la fin de la périodicité du traité de paix, vers -150 précise Hurst, tout en manifestant sa « surprise [de la] date tardive de la réalisation de ce grand port artificiel ».
Mais le décalage d’un demi-siècle proposé par Hurst pour rester fidèle au texte de Polybe ne résiste pas à l’analyse car depuis -153, outre l’invasion de Massinissa, Carthage subit les menaces de Rome. L’incitation au génocide, la première enregistrée par l’histoire, est alors régulièrement lancée par Caton le Censeur. Selon Plutarque, c’est par cet appel « Delenda est Carthago ! » (« Carthage doit être détruite ! ») que Caton terminait tous ses discours au Sénat romain, quel qu’en soit le sujet. Plutarque écrit : « L’annihilation de Carthage (et d’au moins cinq autres villes) … a été essentiellement due à l’avis et aux conseils de Caton ». Devant des menaces aussi immédiates sur sa survie même, comment la cité punique aurait-elle pu se permettre de lancer des travaux d’une telle ampleur ?
Carthage avait alors besoin de mobiliser toutes ses forces contre Massinissa et de prendre les mesures défensives nécessaires à sa survie et non de construire un port de guerre orné de «colonnes ioniques qui donnaient à la circonférence du port et de l’île l’aspect d’un portique». Et comment, dans un moment aussi tragique de son histoire, Carthage pouvait-elle penser à doter son commerce d’un nouveau port ?
Ces données sont troublantes, elles rendent quasiment impossible la construction de ces ports dans la période tardive mentionnée par Hurst.
L’hypothèse la plus plausible est que ces ouvrages ont été construits dans une période bien plus conforme à l’archéologie, vers -200, c’est-à-dire dans l’immédiat après-deuxième guerre.
Or son dispositif ne peut prêter à confusion ni tromper les observateurs romains. Il s’agit d’un port destiné à la guerre car dans les batailles navales de l’Antiquité, la principale tactique consistait à éperonner les navires en dessous de la ligne de flottaison, pour les couler ou les rendre inopérants.

Pour tenter de couler l’adversaire, l’éperon frappe la coque ennemie sous la ligne de flottaison.

C’est là que le port militaire de Carthage, avec ses cales sèches, qui permettent de mettre simultanément 220 navires à sec, offre l’opportunité de les réparer rapidement et dans d’excellentes conditions pour les rendre à nouveau opérationnels. La construction d’un tel dispositif est un acte incompatible avec le traité de paix, il aurait dû faire réagir Rome immédiatement…

Vestiges de l’une des 220 cales sèches du port militaire de Carthage
Un éperon de navire carthaginois

D’autre part, Carthage, puissance maritime depuis des siècles, disposait déjà, sur les côtes de la République, de plusieurs autres ports pour abriter ses navires de guerre (Bizerte, Sousse, Mahdia, etc…. Selon plusieurs travaux académiques, près de la capitale elle-même, le Lac de Tunis, à son extrémité est, offrait un très bon abri naturel aux vents dominants.
Carthage disposait donc de plusieurs ports d’attache dotés d’une capacité quasi illimitée et d’un nouveau port de guerre doté d’un dispositif de cales sèches pouvant abriter 220 navires.

Le site du port militaire traditionnel de Carthage (dessin J.C. Golvin, © AMVPPC)

Le nombre de cales sèches disponibles dans le port de guerre peut-il nous permettre d’évaluer le nombre total de navires dont disposait la flotte carthaginoise au lendemain de la IIe Guerre ? Si nous considérons que, de par son dispositif, le Port Circulaire est exclusivement utilisé pour les réparations et si nous estimons très largement le pourcentage moyen des navires endommagés durant une bataille navale à 50% de la flotte, cela signifierait que la flotte carthaginoise aurait disposé, au début du IIe siècle, d’à peu près cinq cent navires. L’estimation paraît démesurée, mais possible du fait qu’Hannibal avait fait construire, lors de son retour d’Italie, plusieurs centaines de navires de guerre et de transport de troupes, sans oublier la flotte de Magon, revenue elle aussi d’Italie. D’autre part, la découverte de signes distinctifs et de numéros sur les planches des navires de guerre carthaginois implique une industrialisation assez poussée pour faire de ce demi-millier de navires un nombre plausible d’autant plus qu’il n’est nulle part fait mention de défaites navales majeures de Carthage à la fin de la guerre.
L’unique mention historique relative à la flotte militaire carthaginoise à la fin de la guerre est faite par Polybe, qui parle de son sabordage en -202, et, comme mentionné plus haut, du maintien de 10 navires uniquement. Or ces écrits sont désormais contredits par l’archéologie.
Si au lendemain de la guerre Carthage disposait de quelques centaines de navires et que, pour leur entretien, elle a construit le port de guerre circulaire, il semble difficile de croire que ce dispositif ait été édifié en infraction avec le traité de paix. Si Carthage a construit ce dispositif, cela signifie qu’elle en avait le droit et donc, que la guerre ne s’est pas terminée, comme le rapporte Polybe, par la bataille de Zama et le Traité de -201, mais plutôt par le traité négocié et signé par les oligarques en -203, contre l’avis de leur général en chef, Hannibal, et qui a entraîné son retour ainsi que celui de son frère Magon, d’Italie.

Qui a construit les ports puniques ?

Après la guerre, Hannibal est resté à la tête des forces armées carthaginoises et  sept ans plus tard, en -196,  il a été élu suffète de Carthage, c’est-à-dire chef de l’exécutif. Entre son retour d’Italie et son départ en Orient, il s’est passé à peu près 8 ans durant lesquels il a exercé un pouvoir déterminant incompatible avec celui que pourrait exercer un général vaincu. Durant ces années, les territoires de Carthage étaient parfaitement défendus et Massinissa lui-même, jusqu’au départ d’Hannibal en Orient, n’a jamais osé y faire d’incursions.
Durant l’après-guerre, Hannibal a très largement contribué au développement économique de Carthage, tout en utilisant son armée pour des travaux d’intérêt public. D’un autre côté, la famille d’Hannibal est connue pour avoir été bâtisseuse de villes et de ports (Alicante, Carthagène, Bursa, Artaxata). Hurst écrit à propos des deux ports : « Nous sommes ici en présence d’un énorme effort de génie civil qui démontre la confiance que les Carthaginois avaient en eux-mêmes et leurs capacités à organiser de grands chantiers de travaux publics. Le Port Circulaire fut aussi une grande réalisation architecturale. La simplicité et l’élégance des concepts qu’il a fallu mettre en œuvre pour réaliser la complexité d’une telle base navale démontrent un vrai brio et des facultés intellectuelles de haut niveau ».
Durant les dernières années d’Hannibal à Carthage, les Anciens évoquent ses « intentions belliqueuses », qui pourraient n’être que son désir de donner à Carthage les moyens de sa défense, nonobstant les sources qui évoquent l’entente entre le puissant roi séleucide Antiochos III et Hannibal pour opérer une double offensive contre Rome, l’une par la Grèce et l’autre à partir de Carthage.
Ces éléments sont les seuls qui explicitent la construction de ce port au début du IIe siècle avant J.-C. Ainsi, en l’état actuel des recherches historiques et archéologiques, les deux hypothèses les plus plausibles sont qu’Hannibal aurait construit le port de guerre pour assurer la défense de la ville contre les visées hégémoniques de Rome, ou, dans une vision belliciste, pour organiser, avec son allié Antiochos, la double attaque mentionnée par les Anciens, mais qui n’a pas eu lieu à cause de la retenue du roi séleucide.

Inventer Zama : une nécessité pour Rome

Sans revenir sur les graves incohérences de Polybe et de Tite-Live quant au déroulement de la bataille proprement dite, il est essentiel de mentionner l’article du Dr. Yozan Mosig et de I. Belhassen qui démontre qu’après « quinze ans d’humiliations permanentes, Zama était devenu une nécessité pour Rome […] Les descriptions de Cannes et de Zama dans l’historiographie romaine offrent une curieuse réciprocité », les auteurs ajoutent que Rome avait un besoin désespéré d’un héros derrière lequel se rallier pour restaurer la confiance perdue. Elle avait également un besoin désespéré d’une grande victoire, comparable à celle de Cannes, pour effacer le déshonneur.
Or, avec la bataille d’Ilipa en -206, voilà que Scipion finit par contrôler l’Espagne avant de rentrer à Rome en héros. Tous les regards se tournent vers lui. Il est logiquement appelé à diriger les armées romaines contre Hannibal pour en finir avec cette guerre. Mais, comme nous l’avons vu, Scipion refuse. Il préfère aller guerroyer en Afrique. Les débats sont houleux au Sénat romain : pourquoi aller en Afrique quand les armées de Carthage sont en Italie ? Scipion finit par obtenir un blanc-seing mais, en contrepartie, le Sénat lui interdit de toucher aux forces de défense d’une Italie subissant Magon au nord et Hannibal au sud. Scipion est donc contraint de se débrouiller tout seul pour réunir son corps expéditionnaire.
Nous sommes devant une situation quelque peu incohérente. Scipion, héros du peuple et considéré comme le seul homme capable d’en découdre avec Hannibal, refuse — pour attaquer les forces d’Hannibal — de prendre la tête d’une armée régulière qui dispose de forces dix fois plus nombreuses et décide de réunir une petite armée composite pour aller en Afrique…
Comment un Scipion qui refuse de prendre la tête de l’armée romaine pour battre Hannibal en Italie, compte-t-il le battre chez lui, en Afrique, avec une armée de second ordre dont le manque de sérieux et de préparation est fustigé par le questeur Caton ?
Scipion compte-t-il combattre Hannibal avec une petite armée disparate ? Le Romain connaît l’exceptionnelle puissance tactique d’Hannibal; au Tessin, il aurait secouru son père pour le sauver d’une mort certaine, et à Cannes, combattant au sein d’une armée à peu près trois fois plus nombreuse que celle d’Hannibal, il n’a dû son propre salut qu’à la fuite, laissant derrière lui la plus grande défaite militaire de l’histoire. Certes, en Espagne, Scipion a réalisé plusieurs prouesses militaires, mais comme nous l’avons vu, il a échoué par deux fois dans sa mission principale qui consistait à empêcher les armées carthaginoises d’Espagne à rejoindre l’Italie, ce qui conduira les sénateurs à lui refuser le triomphe.

La rencontre de Siga

Scipion travaille à d’autres projets qu’une confrontation avec Hannibal.
En -206, de Carthagène d’Espagne, Scipion avait navigué vers l’Afrique pour y rencontrer Syphax dans sa capitale Siga. Il y était arrivé en même temps qu’Hasdrubal Giscon, qui, de passage de Gadès vers Carthage voulait, lui aussi, rencontrer le roi.
Hasdrubal Giscon, n’était pas un général d’Hannibal. En -215, il avait été désigné par le Sénat pour porter à Hannibal des renforts qui ne sont jamais arrivés à destination. Hasdrubal Giscon obéissait donc au pouvoir carthaginois, pouvoir opposé aux Barca depuis des décennies.
L’arrivée au même moment à Siga des deux généraux ennemis était-elle le fruit du hasard ? Tite-Live rapporte qu’avant cette rencontre, Scipion avait envoyé son compagnon Laelius chez Syphax qui lui aurait manifesté son souhait de rencontrer son supérieur.
Selon Tite-Live, Hasdrubal Giscon arriva au port de Syphax avec sept trirèmes alors que deux quinquérèmes ennemies (celles de Scipion), apparaissaient au large du port. L’historiographe explique ainsi l’étonnante inaction du général carthaginois devant l’ennemi « …frappées d’un vent un peu plus fort, qui soufflait de la haute mer, les voiles poussèrent les deux quinquérèmes dans le port sans laisser aux Carthaginois le temps de lever l’ancre; et après cela, personne n’osait lancer une attaque dans un port appartenant au roi. ».
Est-ce qu’une quinquérème qui dispose de 170 rameurs garde ses voiles levées avec un vent arrière à l’approche d’un port ? D’autant plus qu’il s’agissait d’un port fluvial. Laissons la réponse aux spécialistes. Il faut noter que, même après avoir quitté le port de Syphax, Hasdrubal Giscon, malgré la supériorité de sa flotte, n’opère aucune action offensive contre son ennemi.
Hasdrubal Giscon et Scipion ont très largement sympathisé chez Syphax. Ils auraient même partagé un « lit de repas ». Surprenants rapports entre belligérants de l’un des plus terribles conflits de l’Antiquité. Imaginez Irwin Rommel et Bernard Montgomery dînant sur un même lit en pleine Seconde Guerre mondiale et négligeant une occasion inespérée de porter un coup fatal à l’ennemi.

Le banquet de Syphax, fresque, Villa Médicis, Poggio a Caiano 1578-82, ALLORI, Alessandro (Florence, 1535 – 1607)

Selon Tite-Live, Hasdrubal Giscon est au comble de l’admiration devant Scipion. Le sujet de la discussion est stupéfiant : le général carthaginois veut inciter le Romain à débarquer en Afrique ! Hasdrubal déclare en effet : « les Carthaginois devaient […] moins rechercher comment […] ils avaient perdu l’Espagne, que se demander comment garder l’Afrique », il ajoute que si Scipion est à Siga « …c’était dans l’espoir de conquérir l’Afrique » Tite-Live insiste sur l’obsession d’Hasdrubal Giscon à ce sujet : « Ce qu’il retournait depuis longtemps dans son esprit, ce qui manifestement l’indignait, c’était que, comme Hannibal faisait la guerre en Italie, il ne fît pas, lui, Scipion, la guerre en Afrique. »
Le général carthaginois est donc indigné que Scipion ne fasse pas la guerre en Afrique. L’insistance de Tite-Live à ce sujet laisse peu de doute sur la compromission d’Hasdrubal Giscon. Aurait-il, durant ce fameux dîner, informé Scipion de la volonté des oligarques de Carthage d’en finir avec cette guerre ? N’avait-il pas lui-même, en -215, sur ordre des oligarques, détourné vers l’Espagne le corps expéditionnaire destiné à Hannibal, au moment où ce dernier était à un cheveu de gagner la guerre ? Déjà, à l’époque, c’était un signe flagrant des priorités stratégiques des oligarques, différentes de celles d’Hannibal. Maintenant que l’Espagne était perdue et que les oligarques considéraient encore moins cette guerre comme la leur, avaient-ils conçu de nouveaux objectifs qu’Hasdrubal Giscon devait communiquer aux Romains ? Certes, l’extrapolation est hasardeuse, mais les nombreuses mentions faites par Tite-Live sur son insistance pour que Scipion débarque à Carthage, deux ans avant les faits, sont troublantes. Plus encore, son indignation que Scipion « ne fit pas, lui, la guerre en Afrique », ressemble à une proposition, surtout qu’elle émane d’un officier aux ordres du Sénat de Carthage.
Hasdrubal Giscon, qualifié par Tite-Live comme « le plus lâche des généraux » sera plus tard confronté à Scipion sur le territoire de Carthage. Il sortira indemne de toutes les opérations militaires et ne sera jamais mentionné auprès d’Hannibal après son débarquement en Afrique. Pourtant, nous connaissons l’intérêt d’Hannibal pour les renseignements sur l’ennemi et Hasdrubal Giscon était le mieux placé pour l’informer sur Scipion.
Entré, grâce à Hasdrubal Giscon, dans l’intimité des dirigeants carthaginois, nous pouvons supposer que Scipion était désormais bien informé de leur jeu politique et de l’extrême tension existant entre le gouvernement de Carthage et Hannibal qui, après avoir reçu du Sénat de Carthage l’ordre de quitter l’Italie, aurait déclaré : « [Me] Voilà donc vaincu, non par le peuple romain, [que j’ai] tant de fois taillé en pièces et mis en fuite, mais par le Sénat de Carthage, instrument de la calomnie et de l’envie…».
Scipion a-t-il immédiatement saisi l’immense avantage personnel qu’il peut tirer des informations — et peut-être même de la proposition — apportées par Hasdrubal Giscon ?
En stratège politique, Scipion a dû, dès lors, établir le plan qu’il présentera quelques temps plus tard à Rome et qui consiste à débarquer sur le territoire de Carthage pour défaire quelques armées — qui seront par ailleurs dirigées par Hasdrubal Giscon et Syphax — et donner ainsi aux sénateurs carthaginois l’occasion, qu’ils attendent si impatiemment, de signer la paix.
Est-ce la raison pour laquelle Scipion, durant son consulat de Sicile, lors de la préparation de son expédition vers Carthage, se soit contenté d’une armée de second ordre et que Caton ait fustigé son manque de préparation ? Scipion considérait-il sa campagne africaine comme n’étant pas risquée vu qu’il partageait avec les oligarques un même objectif, peut-être même convenu, comme la rencontre de Siga peut le laisser entendre ?
Il faut constater que de cette même logique procède le fait, pour les sénateurs carthaginois, de ne pas avoir fait appel à Hannibal avant de signer la paix de -203. Pourquoi cette hâte des oligarques de négocier avec Scipion ? Pourquoi ne pas avoir rappelé Hannibal et ses invincibles avant de signer un armistice ?

Pourquoi les sénateurs de Carthage ont-ils trahi Hannibal ?

Il faut saisir la véritable dimension des Barca et aussi celle des oligarques de Carthage pour comprendre les rapports qui prévalaient entre les deux parties et qui ont conduit ces derniers à trahir Hamilcar à la fin de la première guerre puis son fils Hannibal à la fin de la deuxième.
Le pouvoir à Carthage était, depuis des siècles, la chasse gardée des très riches oligarques qui disposaient de puissants réseaux commerciaux dans de nombreuses villes de toute la Méditerranée occidentale et qui préféraient avoir affaire à un État faible, incapable de leur imposer la fiscalité nécessaire à l’effort de guerre et au développement.
Hamilcar était le chef naturel des réformateurs dont l’objectif était un État plus puissant, apte, entre autres missions, à former et entretenir une armée de métier pour éviter les aléas des armées de mercenaires et pouvoir défendre efficacement les territoires de Carthage contre les assauts répétés d’une Rome impérialiste. Les réformateurs étaient politiquement soutenus par la Chambre du Peuple. Hamilcar, héros de la Guerre de Sicile, avait acquis, après sa victoire contre les Mercenaires, la possibilité de gagner le pouvoir; mais ses desseins étaient plus vastes. Il a négocié avec ses adversaires conservateurs son retrait de la vie politique contre une réforme qui accorde à l’armée le choix de son chef. Cette réforme a eu des conséquences majeures sur la suite des événements.
Après avoir enlevé aux oligarques leur contrôle sur l’armée, Hamilcar, nouveau commandant en chef élu par l’état-major et soutenu par la Chambre du Peuple, a occupé la riche péninsule ibérique et y a fondé et dirigé un État ibéro-carthaginois. Il faut mesurer l’ampleur de cette œuvre qui a permis à Carthage de compenser ses territoires perdus et d’acquérir les moyens militaires et financiers de se défendre contre les poussées impérialistes de Rome qui lui avaient fait perdre la Sicile, la Sardaigne et la Corse et avaient détruit une bonne partie de son système commercial.
Après la mort d’Hamilcar, le richissime État ibéro-carthaginois, s’est développé sous le pouvoir de son gendre Hasdrubal, puis sous celui d’Hannibal qui a étendu la zone d’influence carthaginoise tout en marquant son pouvoir d’une empreinte fédérale.
En -218, quand Rome a déclaré la guerre, Hannibal, n’est pas un simple général aux ordres de la métropole mais un chef d’État doublé d’un chef militaire responsable de toute la zone d’influence carthaginoise, c’est-à-dire du Golfe de Syrte en Libye jusqu’aux Pyrénées. En réalité, Hannibal est alors bien plus puissant que tous les dirigeants de la métropole réunis et il gère un État dont les revenus sont probablement aussi importants que ceux de la République.
Il faut avoir cela à l’esprit lorsqu’on parle de la Deuxième Guerre punique. Les riches et puissants sénateurs, partisans du vieux système parlementaire carthaginois qui laisse peu de pouvoir à l’exécutif, redoutent le pouvoir personnel des Barca qui ont mis en place un nouvel État dont la forme et l’efficience administrative n’ont rien à voir avec celles du vieux régime parlementaire carthaginois.

La “révolution Hannibalienne”

Hannibal, à la tête d’une véritable coalition internationale rassemblant des Libyens, des Carthaginois, des Numides, des Ibères, des Gaulois, des Italiques, des Sardes, des Baléares, des Grecs, etc., provoque, lors de son offensive en Italie, une véritable révolution : dans toutes les régions qui ont perdu leur indépendance, les démocrates démettent les aristocrates soumis à Rome et font allégeance à Hannibal… C’est cette véritable révolution démocratique que les oligarques carthaginois voient d’un mauvais œil, ils finissent par ne plus considérer Hannibal comme leur commandant en chef, mais comme un rival politique, continuateur de l’œuvre d’Hamilcar et porteur de ses idées réformatrices. Hannibal devient, pour leur pouvoir, bien plus dangereux que ne l’est Rome.
Depuis le début de la guerre, les oligarques ont rechigné à envoyer des renforts à leur général en chef, ils estiment que son indépendance institutionnelle à l’égard de leur pouvoir les libère de cette obligation. Résultat : ses effectifs étant trop réduits pour qu’il puisse les disperser pour défendre les régions qui lui ont fait allégeance, dès qu’Hannibal a le dos tourné, les peuples italiques libérés sont très sévèrement punis par Rome. En dernier recours, Hannibal est obligé de tenter le tout pour le tout et de demander des renforts à ses frères qui sont eux aussi confrontés aux armées de Rome en Espagne.
Cette nouvelle stratégie fragilise l’Espagne et finit par provoquer sa perte. Ce sera la goutte qui fera déborder le vase. Les oligarques de Carthage, qui étaient loin de partager le projet politique et stratégique d’Hannibal, ne lui pardonneront jamais de les avoir privé des richesses de l’Espagne pour poursuivre « sa » guerre en Italie.
En -205 Hannibal voit enfin arriver son plus jeune frère, Magon, à la tête d’une flotte et d’une armée. C’est la première fois en treize ans qu’il reçoit des renforts substantiels. L’arrivée de Magon est occultée par les historiographes de Rome qui la présentent comme une manœuvre désespérée, une sorte de fuite d’une Espagne tombée aux mains de Scipion. Mais s’il s’agissait d’un départ précipité, Magon aurait rejoint son frère au sud de l’Italie. Or Magon débarque au nord du pays, qu’il parvient à occuper grâce au ralliement des Gaulois. Ce débarquement au nord prouve qu’Hannibal n’avait pas besoin de ces renforts pour protéger son assise sur le sud, mais pour préparer une double offensive contre les armées de Rome. Et l’occupation du nord de l’Italie par Magon jusqu’à son rappel à Carthage, loin d’être insignifiante, prouve l’efficience de cet objectif.
C’est à partir de ce moment-là que les intérêts des Sénateurs romains et ceux des oligarques de Carthage se croisent. Les Romains, qui depuis Cannes, en -216, évitent de se frotter à l’invincible Hannibal, redoutent cette double offensive. Ils considèrent que toutes les forces romaines sont nécessaires pour contrer ce nouveau plan d’Hannibal et c’est la raison affirmée de leur refus d’accorder à Scipion l’effort de guerre qu’il leur demande pour aller en Afrique. Quant aux oligarques de Carthage, ils connaissent le ressentiment d’Hannibal à leur égard et savent que si cette double offensive aboutit, elle entraînera la fin de leur pouvoir.

Hannibal reçoit l’ordre de quitter l’Italie

Hannibal quitte donc l’Italie sur les ordres du sénat de Carthage. Selon Tite-Live : « Ce fut, dit-on, avec des frémissements de rage, avec de profonds soupirs et les yeux pleins de larmes qu’Hannibal entendit les paroles des envoyés: « Ce n’est plus par des moyens indirects, mais bien ouvertement qu’on me rappelle, après avoir depuis si longtemps voulu m’arracher à l’Italie, en me refusant des armes et des subsides. [Me] Voilà donc vaincu, non par le peuple romain, [que j’ai] tant de fois taillé en pièces et mis en fuite, mais par le sénat de Carthage, instrument de la calomnie et de l’envie. La honte de mon retour donnera moins de joie et d’orgueil à Scipion, qu’à cet Hannon, qui pour abattre notre famille, n’a pas craint, à défaut d’autre vengeance, de sacrifier Carthage.» […] « Jamais, dit-on, un exilé forcé de quitter sa patrie ne s’éloigna avec plus de douleur qu’Hannibal n’en éprouvait à évacuer le sol ennemi. Il se retourna souvent vers les côtes de l’Italie, accusant les dieux et les hommes et se chargeant lui-même d’imprécations pour n’avoir pas mené droit à Rome ses soldats encore tout couverts du sang des Romains tués à Cannes. ». Ce n’est pas son regret de n’avoir pas attaqué Rome après le triomphe de Cannes, vieux de treize années, qui, comme le présente l’imaginatif Tite-Live, taraude Hannibal. Dans l’esprit du Carthaginois, il n’y a guère de place pour le regret. La source de sa douleur est l’annihilation, par le traité de paix signé en catimini, de la double offensive qu’il prépare avec Magon depuis deux ans; et ses accusations ont pour cible Hannon, le chef de ces oligarques de Carthage qui l’ont privé de sa victoire sur Rome.

La paix de -203

La paix est validée par Rome : « [Scipion] savait que le Sénat et le peuple (de Rome) avaient accueilli avec une grande satisfaction le projet de traité qu’il avait négocié avec les Carthaginois et qu’ils étaient disposés à lui accorder tout ce qu’il leur demanderait ».
Par ce traité, Rome, Scipion et les oligarques de Carthage réalisent leurs objectifs : la fin inespérée pour Rome d’une terrible guerre, le triomphe pour Scipion et un traité de paix aux conditions très favorables au pouvoir carthaginois.
Pourtant dans les écrits des Anciens, cette paix est rabaissée et considérée comme une aubaine pour Carthage et un acte de générosité pour Rome. L’emphase de Polybe puis de Tite-Live atteint des sommets : les négociateurs carthaginois dépêchés à Rome sont traités d’espions, de menteurs, d’incompétents et chassés du territoire; quant à Hannibal, que toutes les forces de Rome ne sont pas arrivées à frapper et encore moins à chasser d’Italie, il devient, pour les historiographes, tout à coup fragile, vulnérable, amorphe et même admiratif de Scipion !
Les Anciens commencent par présenter cette paix de -203 comme une aubaine pour Carthage et un acte de générosité pour Rome; ils affirment ensuite qu’elle a été immédiatement torpillée par les Carthaginois partisans de la guerre. Or l’examen des faits jette un trouble sur cette version de l’histoire.

l’absence de renforts romains pour Scipion

Au printemps -203 la paix est donc signée. En automne,  après avoir construit une flotte et préparé son départ d’Italie en bon ordre, Hannibal embarque ses meilleures troupes pour l’Afrique. Il débarquera dans le Sahel, entre Ras Dimass et Monastir, plus précisément à Lemta.
Dès son départ, l’un des consuls de l’année, Gnaeus Servilius Cæpio « persuadé que la gloire d’avoir pacifié l’Italie lui appartenait, se mit à la poursuite d’Hannibal, comme si c’était lui qui l’eût chassé ». Tite-Live relate la mesure de l’excitation qui a saisi le consul, mais également la gravité de l’initiative. Pour empêcher Cæpio d’aller jusqu’au bout de son aventure, le Sénat l’a démis de son mandat en nommant un dictateur. Pourquoi cette mesure extrême alors que des renforts pour Scipion seraient loin d’être inutiles ? Est-ce qu’une clause qui ne nous est pas parvenue, interdit, en vertu du traité de -203, toute arrivée de renforts romains pour Scipion ? Logiquement, une telle clause de réciprocité concernant les mouvements des belligérants doit figurer dans le traité de paix. Le retour des forces carthaginoises d’Italie est nécessairement conditionné au départ des forces romaines du territoire de Carthage. C’est cette clause oubliée — ou plutôt occultée par les Anciens —, que l’affaire Cæpio révèle. Ceci nous indique que le traité de paix de -203 est actif et que Rome et Scipion tiennent absolument à le respecter en évitant que des renforts débarquent en Afrique et le remettent en cause. D’où ce nécessaire recours par Rome à la dictature pour stopper les élans de Cæpio.
L’examen des textes anciens démontre que jusqu’à la fin de la guerre, la seule expédition de renforts militaires dont il est question est celle de Cæpio, vigoureusement stoppée. Tous les autres envois expéditionnaires de Rome vers l’Afrique ne concernent que des provisions : à partir de la Sardaigne, Rome dépêche en Afrique « cent vaisseaux de charge, avec des provisions et une escorte de vingt navires à éperons ». Même opération à partir de la Sicile vers l’Afrique où sont dépêchés, sous les ordres de Gnaeus Octavius « deux cents vaisseaux de charge et trente vaisseaux longs »; les navires de guerre mentionnés ici ne doivent pas prêter à confusion, ils ne sont chargés que de l’escorte des provisions. Pourtant à Rome, tout le monde est conscient de la nécessité de renforcer les rangs de Scipion : « …on était inquiet du résultat d’une guerre qui allait retomber de tout son poids sur un seul général et sur une seule armée ». Suite au départ d’Hannibal et de Magon, de nombreuses légions sont désormais désœuvrées, dès lors, pourquoi n’envoyer en Afrique que du ravitaillement alors que Scipion devrait avoir un besoin urgent de renforts du fait qu’il contrôle plusieurs territoires autour de Carthage, ce qui nécessite des contingents et réduit par là même ses effectifs de combat.
En mars -202, c’est-à-dire six mois avant « Zama », les consuls élus voulaient, une nouvelle fois, obtenir la province d’Afrique, mais la plèbe s’y opposa et une solution intermédiaire fut appliquée : le consul Tibérius Claudius Néron fut chargé de conduire une flotte de renforts en Afrique et de partager le commandement avec Scipion. Ce projet d’expédition de renforts est digne d’un vaudeville. Tibérius, désigné en mars, ne quitta Rome qu’à la fin de l’année et, subissant tempêtes et ouragans, il n’arriva jamais à destination… son retard et ses improbables mésaventures semblent, encore une fois, dissimuler une vérité : Rome ne peut ni ne veut enfreindre le Traité de paix de -203.
Tite-Live parle d’une autre flotte de ravitaillement arrivée, elle, juste après « Zama », quand, en retournant vers la côte, Scipion « apprit que Lentulus avait abordé à Utique avec cinquante vaisseaux à éperons et cent bâtiments de transport, chargés de provisions de toute espèce »; ainsi, à part du ravitaillement, même après «Zama», Scipion ne reçoit jamais de légions romaines.
Les effets des ouragans et des tempêtes, accompagnés de l’influence de la plèbe — qui s’oppose systématiquement à l’envoi de consuls en Afrique —, aboutissent à une constante : l’absence, en Afrique, de forces autres que celles de Scipion, Laelius et Massinissa. La guerre d’Afrique est étonnamment personnelle, que ce soit au niveau des compagnons de Scipion ou même de ses ennemis, ses anciens intimes Syphax, et surtout Hasdrubal Giscon.

Réactions au Sénat de Rome

Les Anciens nous apprennent qu’à Rome, certaines voix se sont élevées contre cette paix de -203 qui laisse Carthage en pleine possession de ses moyens. « Hannibal serait un ennemi plus redoutable dans sa patrie qu’il ne l’avait été sur le sol étranger », dit Fabius Maximus en guise de testament politique. Plusieurs Romains de haut rang parlent d’une paix tronquée.
Que Scipion soit auréolé de la plus grande victoire de l’histoire de Rome du seul fait d’avoir battu des généraux insignifiants, passe encore, mais qu’Hannibal soit toujours invulnérable, que son armée soit toujours intacte et que le territoire de Carthage n’ait pas été touché par la guerre, cela fait de la victoire de Scipion une tromperie qui les révolte. Ils exigent des garanties plus importantes contre le terrible Hannibal, ils le crient haut et fort au Sénat et le font savoir à Scipion qui comprend que son triomphe est fragile, comme l’affaire Cæpio et l’opportunisme des consuls qui veulent partager les honneurs de cette victoire facile, le démontrent.

Reprise des combats ?

Que s’est-il passé après la paix de -203 ? Comment démêler l’écheveau des manipulations opérées par Scipion — en proie aux critiques des sénateurs — de celles opérées par Polybe, qui, plus d’un demi-siècle plus tard, écrit sous l’emprise des Cornelii Scipiones et à partir des témoignages de Laelius ?
La rupture du traité de -203, après qu’Hannibal ait quitté l’Italie pour l’Afrique, ne répond à aucune logique. Pourquoi les partisans carthaginois d’Hannibal, évoqués par les Anciens, auraient-ils comploté pour la reprise des combats au moment de l’arrivée du commandant en chef et sans son consentement ? Qu’est-ce qui les aurait empêché de l’attendre quelques jours pour connaître ses intentions et appliquer ses instructions?
Pourquoi Scipion, qui, avant son débarquement, a été jusqu’à mentir à son armée pour lui éviter la crainte d’avoir à se battre à la fois contre les Carthaginois et Syphax, prend-il tout à coup la décision de déclarer à nouveau la guerre, alors que cette fois-ci, il s’agit de se battre contre Hannibal et ses invincibles que toutes les armées de Rome évitent depuis plus d’une décennie?
Non seulement Scipion aurait décidé de reprendre les combats, mais il fait tout pour compliquer sa situation stratégique : alors qu’Hannibal et son armée sont à proximité, Scipion « marcha sur les villes… Il n’accepta plus désormais la soumission de celles qui offraient de se livrer à lui. Au lieu de cela, il recourait à la force et réduisait les habitants en esclavage…  ».
Si Scipion s’apprêtait vraiment à reprendre les combats, cette fois-ci contre Hannibal en personne, il n’aurait pas perdu son temps dans des opérations inutiles susceptibles de mobiliser encore plus les Carthaginois contre lui, mais l’aurait utilisé pour recevoir des légions en renfort et préparer l’ultime bataille.
Il serait plus logique de considérer que la paix est toujours active et que, par ces punitions collectives imaginaires, Scipion répond aux critiques de ses opposants à Rome qui parlent d’une paix tronquée qui a laissé les territoires de Carthage inviolés.

L’invraisemblable inaction d’Hannibal

C’est probablement à l’automne -203 qu’Hannibal a débarqué au Sahel, et ce n’est qu’à l’automne -202 qu’aurait eu lieu « Zama ». Étrangement, on sait très peu de choses sur les activités d’Hannibal durant tout ce temps. Selon Polybe, « Voyant que Scipion était occupé à saccager leurs villes, les Carthaginois envoyèrent un message à Hannibal pour le prier de ne plus différer et d’avancer sur l’ennemi afin de trancher l’affaire par une bataille ». Tite-Live, lui, fait marcher Hannibal vers Zama quelques jours après son débarquement. Or, il y a à peu près un an entre son débarquement et son mouvement vers « Zama ». Comment Hannibal, connu pour les surprenants et formidables mouvements de son armée, aurait-il pu rester inactif pendant que Scipion saccageait le pays? Comment cet homme qui de tous temps a fait l’impossible pour protéger ses alliés étrangers, devient tout à coup amorphe devant la détresse de ses compatriotes massacrés ou voués à l’esclavage ? Enfin, comment aurait-il pu répondre aux envoyés carthaginois qui le prient de prendre les armes pour stopper les exactions de Scipion contre des civils, de s’occuper d’autre chose et de ne pas s’inquiéter à ce sujet car il saurait choisir le moment opportun pour agir. La seule raison de l’inactivité d’Hannibal durant toute une année serait que la paix de -203 soit toujours de rigueur pour les belligérants.

Nouveau traité ou nouvelles clauses?

Pendant qu’Hannibal est immobilisé à Sousse, que fait Scipion ? Pourquoi il ne quitte pas le pays ? Nous savons que le triomphe qu’il désire par-dessus tout est remis en cause par les nombreux sénateurs romains qui critiquent sa victoire tronquée qui laisse à Carthage toutes ses forces vives intactes. Scipion veut-il profiter de la soumission des oligarques pour obtenir d’autres concessions et ainsi tenter de faire taire les critiques ? Pour cela, il avait déjà une solution toute prête : négocier avec les oligarques une aggravation des termes du traité. Les oligarques, qui avaient tant agi pour contrer les efforts d’Hannibal, ne pouvaient pas tergiverser face à de nouvelles exigences de Scipion, à condition qu’elles soient modérées. Et comme nous le verrons par la suite, les aggravations des conditions du traité sont particulièrement modestes.
Le Romain avait une base légitime pour aggraver les termes du traité. Au moment de la signature du traité de paix de -203,  Hasdrubal (Giscon?), à la tête d’une flotte de cinquante vaisseaux, avait remorqué des navires romains de ravitaillement qui avaient été pris dans une tempête et s’étaient échoués à Zembra et aux Eaux Chaudes. Scipion pouvait légitimement demander leur restitution et des dédommagements et effectivement, cette demande de Scipion sera mentionnée plus tard, de façon distincte, dans l’énumération des nouvelles conditions de paix dictées aux députés carthaginois en -202/-201.
Pendant ce temps, que fait Hannibal, astreint par le Sénat à l’inactivité?
Si, après la paix de -203 et le retour d’Hannibal, Scipion a enfreint le traité de paix en tardant à quitter le territoire de Carthage. Il serait alors logique que le Carthaginois, commandant en chef des armées et de ce fait responsable de l’intégrité du territoire, ait pris l’initiative d’opérer avec son armée un mouvement stratégique.
Si, comme nous le supposons, la paix était toujours active, en apprenant ce mouvement, les oligarques, de leur propre initiative ou sous l’influence d’un Scipion hésitant à rentrer à Rome, auraient nécessairement exhorté Hannibal à respecter le traité et à retourner à sa base de Sousse.
Hannibal, légaliste, serait retourné à Sousse. Or un manipulateur de l’acabit de Scipion aurait pu capitaliser ce retrait en le transformant en une crainte du Carthaginois de le combattre, comme nous le rapporte largement le dialogue très fictif entre les deux généraux, dialogue rapporté à Polybe par Laelius. Les qualités de propagandiste de Scipion et son retour à Rome avec ces nouvelles données — le « forfait » d’Hannibal, travesti en une victoire décisive et l’aggravation des clauses du Traité de -203 — formeront les balises de la manipulation. Un demi-siècle plus tard, son petit-fils adoptif, Scipion Emilien, ordonnera à Polybe d’entériner définitivement cette version des faits en éliminant toutes les autres sources, tandis que lui-même se chargera d’effacer Carthage, sa population et son histoire de la surface de la Terre.
Rome, qui a tant besoin de laver l’effroyable humiliation infligée par Hannibal durant toute cette guerre, validera, pour sauver l’honneur, une victoire par la propagande et la désinformation. Mais la suite des événements prouvera que si les sénateurs romains ont validé cette « victoire », ils n’ont pas pour autant pardonné à Scipion sa tromperie, ce que confirme Polybe en déclarant qu’à Rome, personne ne reconnaissait les qualités morales et militaires de Scipion. Par ailleurs, son triomphe, bien que présenté comme le plus important de l’histoire de Rome, fut moyennement célébré et sa vie politique a été interrompue par une grave affaire de corruption concernant un autre traité de paix. Scipion refusera de comparaître à son procès et finira ses jours en exil volontaire en Campanie. À sa mort, il ne sera pas inhumé à Rome, au tombeau familial, où l’épitaphe de son fils ne fait pas état du surnom de son père, Africanus.

Relecture du traité de -201

Les conditions de la paix de -201 ont de tout temps été qualifiées de « très dures » — probablement pour les distinguer de celles de -203 dont elles ne sont, nous le verrons en détail, que l’émanation — mais la prétendue sévérité des nouvelles clauses ne résiste pas à l’analyse.

Le sort d’Hannibal

Aucune disposition du traité ne concerne l’homme que les Romains accusent d’être l’instigateur de ce conflit. Celui qui a envahi l’Italie, causé la mort de centaines de milliers de soldats et de nombreux romains de très haut rang (dont le père et l’oncle de Scipion lui-même), qui a été à un cheveu de disloquer la fédération italique, reste non seulement libre, mais il demeure à la tête de l’armée carthaginoise. Il deviendra même, quelques années plus tard, chef de l’État. Ces activités d’Hannibal d’après-guerre, les aurait-il exercées si son armée avait été décimée et s’il avait fui l’ennemi ? Et comment Rome aurait-elle pu accepter que son pire ennemi reste à la tête de l’armée et, plus tard, préside l’exécutif ? Le seul ennemi que Scipion présentera lors de son triomphe est le malheureux Syphax.

Le sort de l’armée

Le sort de l’armée n’est pas non plus cité dans les clauses. L’armée demeure donc, les textes rapportent qu’Hannibal l’a employée à des missions civiles. Ses soldats ont réalisé plusieurs grands travaux et planté les oliveraies du Sahel, celles qui ont fait, durant des siècles, la richesse de la Tunisie et dont certains oliviers sont, aujourd’hui encore, toujours debout. Au sein de cette armée, la marine se développe, comme le prouve l’édification du Port Circulaire après la guerre, ce qui démontre la fausseté de la clause concernant la flotte.

Les dommages de guerre

Rien ne nous permet de remettre en cause les dommages de guerre, ils sont d’ailleurs justifiables, vu les inestimables dommages subis par Rome sur ses territoires alors que la guerre a très peu touché les territoires de Carthage. Cependant, la clause financière existait déjà dans le traité de -203 et elle se montait à 5000 talents, or il est étonnant qu’elle n’ait été que doublée, malgré la grande défaite présumée d’Hannibal. Si cette dernière avait réellement eu lieu, Scipion aurait réclamé une indemnité bien plus importante. Nous savons qu’en -191, Carthage a proposé à Rome de payer par avance l’intégralité de la somme, ce qui est révélateur de l’importance relative de ces dommages de guerre pour la cité punique. Il est également intéressant de noter que douze ans plus tard, par la Paix d’Apamée, Rome a imposé à Antiochos des dommages de guerre de 15 000 talents payables en douze ans pour un conflit qui a duré quatre ans et qui a provoqué des dommages sans aucune commune mesure avec l’importance de ceux subis par Rome durant la Deuxième Guerre punique.

L’interdiction de faire la guerre

La seule clause véritablement dangereuse pour Carthage est celle qui lui interdit de prendre les armes, même pour une guerre défensive, sans l’aval de Rome. Cependant, les faits prouvent que cette clause n’a jamais existé.
En -195, lorsqu’Antiochos devient menaçant pour les intérêts de Rome, la priorité du Sénat est affirmée par Tite-Live : « Il était plus urgent de s’inquiéter de la conduite que tiendraient Hannibal et les Carthaginois, si l’on avait la guerre avec Antiochos ». Pourquoi Rome se soucierait-elle autant de la réaction d’une Carthage largement démilitarisée et interdite de guerre ?
Durant la période où Hannibal était encore à Carthage, Massinissa n’a jamais empiété sur le territoire de la République, il aurait même conclu vers l’an -200, un traité avec Carthage pour régler les litiges territoriaux.
Pour Tite-Live, c’est en -193, donc à peu près deux ans après le départ d’Hannibal, que Massinissa commença à empiéter sur les territoires de Carthage. Polybe, lui, situe cette date beaucoup plus loin, en -162/-161 et ajoute : « Il (Massinissa) se fut bientôt rendu maître du plat pays, car, en rase campagne, il était le plus fort… », ce qui signifie clairement qu’il y a eu des batailles en rase campagne, c’est-à-dire mettant en jeu de grandes armées ennemies. Les Romains, appelés en arbitrage n’ont pas évoqué la clause interdisant à Carthage de faire la guerre sans leur consentement. Au contraire, ils ont estimé que les Carthaginois étaient dans leur droit : « Chaque fois, les Carthaginois voyaient leur thèse rejetée par les Romains, non pas qu’ils fussent dans leur tort, mais parce que leurs juges étaient persuadés qu’il était de leur intérêt de se prononcer contre eux. » Le « non pas qu’ils fussent dans leur tort » atteste que Carthage avait le droit de faire la guerre sans en référer à Rome puisque l’arbitrage romain est intervenu a posteriori des faits. Par ailleurs, d’autres faits de guerre carthaginois, assez troublants, ont été rapportés.

Le traité de -201 ne peut être consécutif à un désastre militaire

On assiste donc à une simple aggravation de quelques clauses du traité de -203, comme si la plus grande victoire de l’histoire de Rome n’était qu’une annexe des combats de -203 que les Romains eux-mêmes qualifiaient d’insignifiants.
Si Zama, une grande défaite militaire en rase campagne qui aurait décimé l’armée et changé de façon radicale la donne stratégique, avait vraiment eu lieu, elle aurait abouti à une refonte totale du traité de -203, avec des exigences beaucoup plus importantes et touchant d’abord à la personne d’Hannibal et à son armée. Or, Hannibal demeure, son armée demeure et la flotte militaire connaît un formidable développement.

 

Par Abdelaziz Belkhodja

Extrait de « Hannibal, la véritable histoire et le mensonge de Zama »

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