Par Alix Martin

Il y a quelques jours, la presse annonçait que la 2e tranche du « Mégaprojet présidentiel » Taparura allait s’ouvrir. Il avait pourtant été publié que les travaux devaient être terminés en 2009, en tout cas, que les Sfaxiens allaient récupérer leur plage et pouvoir se baigner dans un environnement sain à partir de cette date. De quoi s’agit-il ?

Le projet

Relisons les textes des promoteurs : « Le projet a commencé à germer en 1992 suite à une décision présidentielle d’enlever le phosphogypse afin que cette zone soit fin prête en 2009. Le littoral Nord de la ville de Sfax a été manifestement touché tant par la pollution que par la dégradation de son écosystème marin due aux divers rejets de déchets, notamment le phosphogypse, en provenance de l’entreprise chimique « N.P.K. » qui occupait environ 50 hectares entourés d’une plaque de 90 hectares à proximité du centre ville. Il a donc été décidé de dépolluer cette friche industrielle sur une longueur de 6 kilomètres, d’aménager une plage artificielle sur la même longueur et de créer une zone de 420 hectares pour l’extension de l’agglomération urbaine. L’aménagement de cette extension est prévu en zones de loisirs, d’hôtellerie, de quartiers d’affaires, d’activités commerciales et d’habitat ».

« Taparura » est ainsi présenté par ses promoteurs comme un programme d’aménagement urbain durable. Il n’a, paraît-il, rien d’un projet touristique classique. C’est une nouvelle philosophie du « tourisme écologique » et du développement urbain « durable ». « Taparura » est un véritable village touristique au bord de la mer qui prévoit la création d’une nouvelle plage et l’aménagement d’une promenade le long de cette plage, d’un côté et d’une route de corniche projetée, de l’autre côté.

Le dépôt de phosphogypse sera le pôle attractif et un élément de repère pour toute la zone. Il sera transformé en un parc urbain attrayant. Par sa topographie variée, il offre des possibilités d’aménagement et d’attraction à de nouvelles activités touristiques. Le programme d’aménagement comprend un réseau de voies piétonnes, des équipements de détente et de loisir, de santé et de remise en forme, des espaces touristiques, de commerce, de service, des équipements collectifs structurants et un musée océanographique. L’habitat mêlera la tradition à la modernité et à des espaces verts où une simple promenade sera un véritable enchantement.

Les travaux qui ont commencé le 6 avril 2006 seront achevés contractuellement en mai 2009. Le coût des travaux s’élève à 140,5 millions de dinars financés par le budget de l’Etat tunisien et des prêts de la Banque Européenne d’Investissement ainsi différents prêts d’organismes belges».

Voilà ce que l’on nous a dit. Voyons la réalité.

La réalité

La contribution du budget de l’Etat tunisien et les remboursements des prêts sont évidemment à la charge des Finances publiques, c’est-à-dire des impôts des citoyens alors qu’il s’agit essentiellement de dépolluer une zone « infestée » par les rejets d’une entreprise dont les bénéficiaires ne participent pas à la réhabilitation de la zone.

« Les profits sont privés, les dépenses sont publiques » ! D’autant que cette pollution n’aurait pas dû exister ou, au minimum, pas à proximité du centre-ville. Nous avons connu les promoteurs. Nous sommes insurgés contre la construction de la N.P.K.. On a raconté à la population que c’était, d’abord, des emplois et que des usines comme celle-ci, on en construisait dans les forêts, en Suède. Nous ignorions que la Suède traitait du phosphate ! Nous avons encore crié au scandale quand la Direction de la N.P.K. s’est mise à distribuer du lait aux ouvriers. C’étaient de véritables philanthropes qui ne craignaient pas la pollution, même à l’intérieur de l’Entreprise ! Et nous avons fait remarquer la dégradation des fonds marins. En 1980, en vingt ans, l’eau de mer était devenue tellement trouble et noire qu’on ne voyait plus sa main à bout de bras ! Vue d’hélicoptère, une auréole sombre colorait la mer autour de Sfax jusqu’à la plage de Chaffar, à une vingtaine de kilomètres au Sud, où l’eau, poussée par les vents dominants avait la couleur d’un thé léger.

Le projet « Taparura » s’engage d’abord à dépolluer la terre et le fond marin. Quelle mystification grossière ! Qu’a-t-il fait ? De son propre avis : il a récupéré la couche terrestre et marine de terre polluée, l’a acheminée vers un dépôt de phosphogypse pour le sécher puis l’étaler et ensuite le couvrir d’une couche de 2 m de remblai terrestre provenant d’une carrière.

« Le dépôt de phosphogypse pôle attractif » sera donc une éminence de terre polluée couverte de terre sur laquelle les gens et les enfants sont invités à venir jouer et se promener. A aucun moment des phases du projet, il n’est question de « dépollution » !

Puis, dans quelques années, qu’arrivera-t-il à cette éminence ? L’eau des pluies d’une part, enlèvera la couche « protectrice », inéluctablement car l’érosion existe ! D’autre part, la mêlera petit à petit au phosphogypse, sur lequel les enfants – pas ceux des promoteurs ! – joueront.

D’autre part, nous souhaitons qu’une couche imperméable isole, l’éminence du sol car l’eau de pluie, en s’infiltrant, se chargera de sels toxiques. Pourtant, personne n’écrit nulle part, dans le projet de « Taparura », ce qu’on en fera ! Les « jus » s’écouleront dans la mer toute proche, certainement, c’est-à-dire dans l’eau de la merveilleuse plage projetée.

De qui se moquent les promoteurs quand ils parlent d’une plage, à coup de sable apporté ? Tout le long de ce rivage, jusqu’à Sidi Mansour, d’abord, c’est un fond sablo-vaseux sur lequel il faut bien parcourir cent mètres vers le large pour trouver 50 centimètres de profondeur d’eau.

Ensuite, à Sfax, il y a des marées de plus de 1,5 mètre de « marnage ». C’est-à-dire que 15 jours par mois environ, la mer se retirant deux fois par jour, il faudra marcher 200 mètres pour trouver assez d’eau pour s’allonger ! Nous ne mentons pas. Nous en appelons à tous les Sfaxiens âgés qui se souviennent de la guinguette : « Le Pavillon d’or » et de la « plage » qui étaient situées à l’emplacement de « Taparura » ! Elle s’appelait la « plage poudrière » à cause de dépôts de munitions !

Nous faisons aussi appel aux souvenirs des Sfaxiens pour attester que l’espace devant être aménagé s’appelait le « Champ de course » puis le « Champ de tir » où les soldats français s’entraînaient. Pourquoi cette zone n’était-elle ni construite ni cultivée à proximité de la ville ? Pourquoi les Sfaxiens, si industrieux n’en faisaient-ils rien ? Tout simplement parce que le sol argileux et salé se transformait, selon la saison, en un vaste bourbier l’hiver et en un désert salé l’été.

Il est prévu d’y aménager rues piétonnes, espace de loisirs, zone commerçante et habitat, etc. Il faudra d’abord drainer très sérieusement le sol, sinon, prévenir les futurs propriétaires de biens immobiliers qu’un sol argileux gonfle quand il pleut et se rétracte quand il se dessèche. Il faut donc prévoir des types de constructions onéreuses pour pallier ces mouvements du sol sous peine de constater que les murs et les plafonds se fissurent nécessairement. Le drainage et la viabilisation des espaces ne figurent pas dans le projet « Taparura », à notre connaissance. Bonne chance aux investisseurs.

D’autre part, qu’est-ce qui est prévu au niveau de l’évacuation des eaux usées dans une zone urbanisée située à moins d’un mètre au-dessus du niveau de la mer. Essayez de creuser dans cette zone : à partir de 50 centimètres de profondeur, l’eau sourd et à 80 centimètres, elle remplit le fond du trou ! Il faudra donc veiller à isoler très sérieusement les fondations des murs sinon, les remontées d’humidité et de sel décoreront tous les murs de la maison. Où mettra-t-on les canalisations des égouts, par exemple, dans l’eau ?

Aussi nous demandons-nous où est le développement urbain durable dans le cadre d’un projet qui ne dit pas un mot – à notre connaissance – des normes de la construction en milieu «difficile» ?

Où est le « tourisme écologique » dans l’invitation à venir se promener sur un amoncellement de déchets toxiques non dépollués ou se baigner sur une plage artificielle asséchée à marée basse : le projet l’affirme ?

Qu’est-ce qui sera fait pour régénérer, un peu, la vie marine qui a pratiquement disparu le long de cette côte ? Quelle densité de construction a-t-on prévu dans ce projet « écologique » pour qu’on ne « bétonne » pas trop, une fois de plus, un littoral méditerranéen, sachant que tout « bétonnage » est nuisible pour la mer ? Que fera-t-on des eaux usées, inévitablement produites par cette zone urbaine ? Elles remonteront la pente vers l’intérieur ? Ça nous étonnerait ! Elles devraient traverser des zones très urbanisées ! Alors, elles iront à … la plage, certainement !

Enfin, comme le niveau des mers, en général, est en train de s’élever, les candidats à la propriété d’un « habitat durable » seront-ils prévenus qu’il faudra bientôt protéger leur bien avec une digue ? Il ne nous reste qu’une question : 140,5 millions de dinars, ne serait-ce pas seulement le «gros œuvre», alors que tout le reste est encore à faire, petit à petit, au gré des investissements privés ? Je souhaite à nos amis Sfaxiens du courage, la mise en œuvre de leurs nombreuses compétences et la mobilisation de leur dynamisme habituel pour réaliser ce «mégaprojet».

Alix MARTIN

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