Élissa / Didon : une histoire manipulée — et comment la fausse version est devenue la plus célèbre

L’histoire de Didon telle que nous la connaissons aujourd’hui est presque entièrement fondée sur une invention, née sous la plume de Virgile et imposée politiquement par l’empereur Auguste.
Or, cette version romaine n’a aucun fondement historique.

Pour comprendre cette manipulation, il faut distinguer deux récits, totalement opposés.


1. La version grecque : l’histoire probable, la vraie Élissa

Bien avant Virgile, les Grecs racontaient l’histoire d’une reine bien réelle : Élissa, princesse de Tyr et fondatrice de Carthage.

D’après Timée, Justin et la tradition hellénistique :

  • Elle fuit après le meurtre de son mari par son frère Pygmalion.
  • Elle traverse la Méditerranée avec ses fidèles.
  • En arrivant en Libye, elle fonde Carthage.
  • Menacée par un mariage imposé, elle choisit le suicide politique plutôt que la soumission.

Dans cette version ancienne :

Élissa est une reine libre, digne, rusée, fondatrice et fidèle.

Elle est respectée par les Grecs, intégrée dans les catalogues de femmes illustres et considérée comme l’égale des grandes héroïnes antiques.


2. La version romaine : la fausse histoire devenue la plus célèbre

Plus de deux siècles plus tard, Virgile réécrit complètement cette histoire dans l’Énéide.
Sous l’influence de l’empereur Auguste, qui s’apprêtait à reconstruire Carthage et voulait en contrôler le récit, il transforme Élissa en une autre femme : Didon, reine amoureuse d’Énée.

Cette version :

  • ne repose sur aucune source historique,
  • contredit totalement les traditions grecques,
  • crée une rencontre impossible entre Énée (XIIe siècle av. J.-C.) et Élissa (IXe siècle),
  • transforme une reine fondatrice en simple personnage de tragédie amoureuse.

C’est une invention littéraire, un outil de propagande romaine.

Et pourtant…


3. Pourquoi la version fausse est-elle devenue la version « officielle » ?

Parce que l’Énéide a eu une influence colossale dans l’histoire de la culture occidentale.

La Didon de Virgile a inspiré :

  • des peintures (du Moyen Âge à Delacroix),
  • des opéras (Purcell, Cavalli),
  • des poèmes,
  • des pièces de théâtre (de Marlowe à Metastase),
  • des romans,
  • des sculptures,
  • des œuvres symphoniques,
  • des fresques médiévales,
  • des manuels scolaires pendant 20 siècles.

La tradition artistique européenne a été saturée de Didon :

Une Didon inventée a remplacé une Élissa historique.

À force d’être représentée partout, cette version romaine s’est imposée comme la seule.


4. Conséquence : tout le monde croit que l’histoire d’Élissa est un mythe

Parce que la version la plus diffusée est celle de Virgile, non celle de Timée ou des Grecs, la plupart des gens aujourd’hui pensent que :

  • Élissa est une légende,
  • Carthage n’a pas de fondatrice réelle,
  • Didon n’est qu’un personnage d’opéra ou de tragédie.

Autrement dit :

Ce n’est pas Élissa qui est mythique — c’est la version virgilienne qui a mythifié son destin.

La propagande romaine a tellement triomphé qu’elle a réussi à effacer :

  • une figure historique forte,
  • une souveraine politique respectée par les Grecs,
  • une fondatrice de cité comparable aux plus grands héros antiques.

5. La vraie révolution historiographique : remettre Élissa à sa place

Aujourd’hui, grâce aux études modernes et à la relecture critique des sources grecques :

  • on redécouvre une Élissa historique,
  • digne de la mémoire carthaginoise,
  • très éloignée de l’image fragile imposée par Rome.

Et l’on comprend enfin :

La légende n’est pas où on le croit.

La légende est romaine.
L’histoire, elle, est phénicienne et grecque.

 

LE TEXTE DE JUSTIN :

“Entre temps, le roi mourut à Tyr, après avoir institué comme héritiers son fils Pygmalion et sa fille Elissa, une vierge d’une remarquable beauté. Mais le peuple remit le pouvoir royal à Pygmalion, un enfant encore. Quant à Elissa, elle épousa son oncle maternel Acherbas, le prêtre d’Hercule qui était le second en dignité après le roi. Il avait de grandes richesses mais elles étaient cachées et, par crainte du roi, il avait confié son or à la terre, et non à des toits ; et cela, même si les hommes l’ignoraient, le bruit en courait cependant. Excité par cela, Pygmalion, ayant oublié le droit humain, tue son oncle qui était aussi son beau-frère sans respect des obligations familiales.

Elissa, s’étant longtemps détournée de son frère à cause du crime, ayant à la fin dissimulée sa haine et composé pendant ce temps son visage, prépare sa fuite sans rien dire, s’étant associée des princes dont elle pensait qu’ils avaient la même haine pour le roi et le même désir de fuite. Alors, elle cherche, avec ruse, à circonvenir son frère ; elle feint de vouloir venir s’installer auprès de lui, afin que la maison de son époux ne lui ravive la dure image du deuil, à elle qui est désireuse d’oubli, et afin qu’un amer rappel ne lui vienne plus devant les yeux. Pygmalion écoute sans déplaisir les paroles de sa sœur, estimant qu’avec elle, viendra aussi l’or d’Acherbas. Mais, au crépuscule, Elissa place sur des navires les hommes chargés par le roi de son transport, avec toutes ses richesses, et arrivée au large, elle les oblige à jeter à la mer des fardeaux – de sable, à la place de l’argent – enveloppés dans des bâches. Alors, en pleurs, elle appelle Acherbas d’une voix funèbre ; elle le prie de recevoir de bon gré ses richesses qu’il avait abandonnées et de les avoir comme sacrifice à ses mânes, elles qui avaient été la cause de sa mort. Alors, elle va trouver les hommes du roi eux-mêmes ; une mort, jadis souhaitée, la menaçait, certes, mais pour eux, qui avaient soustrait à la cupidité du tyran les richesses d’Acherbas, richesses pour lesquelles le roi avait commis un parricide, c’était d’amères tortures et de cruels supplices qui les menaçaient. Une fois cette peur jetée en eux tous, elle les prend comme compagnons de sa fuite. Il s’y joint aussi les colonnes de sénateurs préparées pour cette nuit, et après avoir été chercher les objets sacrés d’Hercule, dont le prêtre avait été Acherbas, ils cherchent un lieu pour leur exil. Ils touchèrent terre en premier à l’île de Chypre, où le prêtre de Jupiter, avec son épouse et ses enfants, s’offre à Elissa, sur l’ordre du dieu, comme compagnon et associé à sa fortune, après avoir négocié pour lui et sa descendance la dignité perpétuelle de la prêtrise du dieu. La clause fut acceptée comme un présage évident. Il était de coutume à Chypre d’envoyer sur le rivage de la mer les vierges avant leurs noces, à dates déterminées, pour chercher dans la prostitution l’argent de leur dot ; elles acquittaient des offrandes à Vénus au nom du reste de leur pudeur. Donc, Elissa ordonne de mettre sur les navires environ quatre-vingts vierges enlevées de cette troupe, afin que les jeunes gens puissent se marier et la ville avoir une progéniture. Tandis que cela se passe, comme Pygmalion, ayant appris la fuite de sa sœur, s’était préparé à poursuivre la fuyarde par une guerre impie, il fut difficilement apaisé, vaincu par les prières de sa mère et les menaces des dieux ; comme les devins inspirés lui avaient prédit par leurs chants qu’il ne l’emporterait pas impunément s’il interrompait les développements de la ville la mieux auspiciée dans le monde entier, les fuyards eurent, de cette manière un moment pour reprendre leur souffle.

Ainsi, Elissa, transportée dans le golfe de l’Afrique, sollicite l’amitié des habitants de cet endroit, qui se réjouissaient de l’arrivée d’étrangers et du commerce de biens d’échange ; ensuite, ayant acheté l’emplacement qui pourrait être couvert par une peau de bœuf, sur lequel elle pourrait refaire les forces de ses compagnons, épuisés par une longue navigation, jusqu’à ce qu’elle s’en aille, elle ordonne de découper la peau en très fines lanières et, ainsi, elle s’empare d’un espace plus grand que celui qu’elle avait demandé ; de là vient que, par la suite, on donna à ce lieu le nom de Byrsa. Ensuite, les voisins de ces lieux, qui par espoir de gain apportaient beaucoup de marchandises aux hôtes, accourant en foule et s’installant là, il se fit par l’affluence des hommes comme une espèce de cité. Les ambassadeurs des gens d’Utique, pour leur part, apportèrent des présents, comme à des parents, et les engagèrent à fonder une ville là où le sort avait fixé leur résidence. Mais les Africains se prirent d’un vif désir de retenir aussi les arrivants.

C’est pourquoi, du consentement de tous, Carthage est fondée, après fixation d’un tribut annuel en contrepartie du sol de la ville. Dans les premières fondations, on trouva une tête de bœuf, ce qui était le présage d’une ville prospère, certes, mais laborieuse et pour toujours esclave ; à cause de cela, la ville fut transférée sur un autre emplacement, où une tête de cheval découverte, signifiant que le peuple serait guerrier et puissant, donna à la ville une implantation auspiciée. Alors, les peuples affluant selon la réputation de la nouvelle ville, en peu de temps il y eut des citoyens et une grande cité.

Alors que les Carthaginois avaient des ressources florissantes par le succès de leurs affaires, le roi des Maxitans, Hiarbas, ayant fait venir auprès de lui dix princes puniques, demande en mariage Elissa sous peine d’une déclaration de guerre. Les ambassadeurs, craignant de rapporter cette demande à la reine, agirent avec elle selon l’esprit punique : ils annoncent que le roi réclame quelqu’un qui lui enseigne, ainsi qu’aux Africains, un genre de vie plus civilisé, mais qui pourrait-on trouver qui voudrait quitter ses parents par le sang et aller chez des barbares, vivant, qui plus est, à la manière des bêtes sauvages ? Réprimandés alors par la reine de refuser une vie plus âpre pour le salut d’une patrie à laquelle était due la vie même si la situation l’exigeait, ils découvrirent les injonctions du roi, en disant que ce qu’elle ordonnait aux autres, il lui fallait elle-même l’accomplir si elle voulait veiller à la ville. Prise par cette ruse, après avoir longtemps invoqué le nom de son époux Acherbas avec bien des larmes et un gémissement lamentable, elle répondit à la fin qu’elle irait où l’appelait son destin et celui de la ville. Au bout d’un délai de trois mois, ayant fait dresser un bûcher funéraire dans la partie la plus élevée de la ville comme pour apaiser les mânes de son époux et lui dédier avant les noces des sacrifices funéraires, elle immole de nombreuses victimes et, ayant pris un glaive, elle monte sur le bûcher, et, regardant le peuple d’en haut, elle dit qu’elle allait vers son époux, comme ils l’avaient ordonné, et mit fin à sa vie avec un glaive. Aussi longtemps que Carthage resta invaincue, elle fut honorée comme une déesse.

Cette ville fut fondée soixante-douze ans avant Rome et, de même que sa valeur s’illustra à la guerre, de même son gouvernement fut agité à l’intérieur par les atteintes variées des dissensions. Alors qu’entre autres maux, ils étaient même travaillés par la peste, ils usèrent en guise de remède de cérémonies religieuses sanglantes et de crimes, puisqu’ils immolaient des hommes comme victimes et amenaient aux autels des enfants impubères, d’un âge qui provoque la pitié, même des ennemis, demandant la paix des dieux en versant le sang de ceux pour la vie desquels les dieux sont d’habitude le plus suppliés.”

Justin,  Abrégé, XVIII, 4-2 sqq

Commentaires