Photo de couverture : (Juliette Deschamps The Tragedie of Dido © Juliette Deschamps / Fondation Rambourg)

Par Abdelaziz Belkhodja

Quelle république fête-t-on? On parle communément de République pour parler du régime politique, et on appose des numéros pour évoquer les changements de Constitution.

Ainsi, nous parlons communément de Première République pour évoquer celle proclamée en 1957 et qui a vécu jusqu’en 2014. Jusqu’en 2011 diraient les juristes. Puis vint la Deuxième République, celle proclamée par la Constitution de 2014 et qui a déjà montré ses limites…

Ensemble, ces deux Républiques ont 61 ans. Pourtant, la Tunisie a connu une République qui a duré 11 fois plus. Elle a duré plus de six siècles et demi. Et ce n’est pas tout. Il s’agit non seulement de la plus durable république de l’histoire, mais aussi de la première d’entre toutes: la République de Carthage.

Légende?

Beaucoup de grandes personnes déclarent d’un air très sérieux « c’est une légende! ». Pourtant, dans cette histoire, il n’y a ni des dieux qui se chamaillent, ni des héros qui affrontent des bêtes fantastiques, ni des sirènes qui charment les voyageurs. C’est l’histoire d’une princesse chassée du pouvoir par son frère et qui fuit son pays pour aller fonder une nouvelle cité. Le récit est historiquement avéré, il y a là des éléments géographique, géopolitiques, juridiques, stratégiques, intellectuels et politiques… Vous en connaissez des légendes aussi sérieuses?

Et puis, si l’histoire d’Elyssa n’était qu’une légende, l’empereur Auguste n’aurait pas demandé à Virgile de réécrire l’histoire de la fondation de Carthage pour la vider de tout son sens.

L’empereur Auguste qui voulait reconstruire Carthage tout en éliminant son histoire, si peu propice à la grandeur de Rome, commanda au plus grand écrivain de son temps une nouvelle histoire de la fondation de Carthage. Elyssa fut rebaptisée Didon et Virgile en fit une amoureuse transie d’Enée (en réalité deux siècles séparent le rescapé de Troie et la Fondation de Carthage). Cette histoire à l’eau de rose, écrite plus d’un siècle après la destruction de Carthage, si éloignée de la réalité, inspira des légions d’artiste, peintres, musiciens, hommes de théâtre, écrivains, sculpteurs, etc… qui depuis des siècles, transmettent sans le savoir une image falsifiée de la grande Carthage. Là est la véritable légende.

Malgré la censure romaine, la véritable histoire d’Elyssa nous parvint par Justin (3e s) qui résuma l’œuvre de Trogue Pompée (1er siècle aec), un Gaulois romanisé très influencé par la culture grecque.

L’histoire que rapporte Justin, débarrassée de la désinformation romaine – systématique à l’époque–, nous révèle un récit crédible.

En 814 av. J.C, date avérée par le carbone14, la Tunisie a vécu l’arrivée de cette jeune femme qui, très peu le savent, a élevé l’humanité à un degré de civilisation qu’elle n’a toujours pas dépassé.

La princesse « Elishar » comme l’appellent ceux qui la connaissent le mieux, est donc arrivée en Tunisie au 9e s. aec, fuyant son frère, co-héritier du royaume de Tyr, devenu tyrannique au point d’écarter sa sœur du pouvoir et d’assassiner son richissime beau frère pour s’accaparer sa fortune.

Se retrouvant veuve à 18 ans, Elyssa décida de fuir son pays d’origine et, à la tête d’une flotte transportant quelques soldats, des nobles de Tyr et 80 belles jeunes filles embarquées à Chypre, elle traversa la Méditerranée orientale et le détroit de Sicile et débarqua sur un territoire protégé du vent du Nord par un promontoire (actuel Sidi Bou Said) entre le Cap Apollon (Porto Farina) à l’ouest et le Cap Hercule (Cap Bon) à l’est.

On connaît tous la ruse de la peau de bœuf, on connaît aussi le coup de foudre du prince amazigh qui voulut l’épouser à tout prix, au point de menacer les phéniciens d’expulsion, ce qui a obligé la noble Elyssa à admettre le mariage, qui a scellé, contractuellement, le sauvetage de la communauté et sa fusion avec les Berbères, fusion qui a fait des phénico-berbères le peuple le plus dynamique et le plus prospère de l’Antiquité.

On sait aussi qu’après avoir contracté le mariage, et avant que le roi Amazigh ne puisse le consommer, Elyssa se suicida avec son glaive et se jeta sur le bucher qu’elle avait fait élever pour ses noces.

Ainsi, ce pays est non seulement né de la volonté d’une femme fuyant la tyrannie, mais aussi du respect de la parole donnée et de l’affirmation du principe de la supériorité de l’intérêt de la communauté.

Ce sont ces valeurs qui ont fait de Carthage, au cours des siècles qui ont suivis, la cité la plus prospère de l’univers. Et tant que Carthage vécu, disaient les Anciens, Elyssa fut vénérée…

Ce fut un temps, me diriez-vous, beaucoup d’eau à stagné, depuis, dans les ports puniques et il reste bien peu de choses, aujourd’hui, de ces valeurs qui avaient fait notre grandeur.

Bien sûr, mais en ce jour de fête de la République, évitons de sombrer dans ce systématique auto dénigrement qui ne fait que nous rabaisser et évoquons encore un peu « La Fondatrice » qui, on ne le sait pas, est la première concernée par cette fête de la République.

Elyssa a fui la tyrannie de son frère et elle est venue fonder, ici, sa cité, certainement idéale dans sa tête si bien faite et remplie.

Comment Elyssa, victime de la dictature de son monarque de frère, a-t-elle pensé le système politique carthaginois? Allait-elle instaurer dans sa nouvelle cité un régime analogue à celui qui a fait son malheur?

Certes non.

Elyssa a fondé à Carthage un régime collégial, c’est à dire un régime… osons le terme: républicain. Oui. Républicain. La République, cela se sait trop peu, est née à Carthage, et ce n’est pas moi qui l’affirme, mais Aristote en personne, dans son commentaire sur les Constitutions de l’Antiquité (« Politique », livre 2 chapitre VIII). Non seulement il dit que Carthage avait la meilleure Constitution du monde, mais aussi qu’elle n’a « jamais changé de forme de gouvernement ». Or, au temps d’Aristote, Carthage était une République!

Les Romains, considérés par la doctrine comme les fondateurs de la première république de l’histoire, ont simplement imité Carthage, trois siècles après Elyssa, avec leur deux Consuls (2 Suffêtes à Carthage) et leur Sénat.

En réalité, la République est née d’une phénicienne, elle a été d’abord instaurée à Carthage puis s’est étendue dans tout le pourtour de la Méditerranée pour, bien plus tard, devenir le régime le plus répandu sur la planète…

Mais n’allons pas si vite. Vinrent les Guerres Puniques. Entre Carthage et Rome, le véritable enjeu n’était pas seulement économique, mais d’abord politique, car ce fut le combat entre la fédération et l’empire, entre la spécificité et la standardisation, entre la liberté et la dictature.

C’est en fin de compte la dictature qui l’a emporté, non à cause d’une quelconque faiblesse des Carthaginois, mais à cause de la compromission et de la corruption de leurs politiciens.

Mais pour ne pas finir ces vœux de façon pessimiste, il faut que je partage avec vous cette conviction : comme a été crée, il y a 30 siècles, la République, pour en finir avec les excès de la monarchie, viendra le jour où émergera une nouvelle forme de gouvernement qui éliminera corruption et injustice et aidera les peuples à s’unir dans leur diversité. Peut-être même qu’elle viendra plus vite qu’on ne le croit, peut être même assisterons nous à son éclosion. Peut-être, enfin, cela naîtra encore une fois dans ce pays à la fois petit et grand, à la fois beau et moche, génial et bestial, le tout formant ce chaos propice, selon Nietsche, à l’éclosion d’une étoile.

Notre histoire est celle de l’humanité. Tous les peuples souffrent des mêmes maux et ils est temps de faire renaître le plus grand et le plus vieux de nos rêves, celui commencé à Carthage, il y a presque 3000 ans, par l’éclosion d’une nouvelle forme de gouvernement – La république – censé sauvegarder les peuples de l’arbitraire. Aujourd’hui, la république est surannée car elle a été à nouveau corrompue par les vieux démons de l’humanité.

Il est temps de rêver à nouveau, et d’agir, comme l’avait fait cette jolie jeune femme de 18 ans qui a fui la dictature pour aller fonder la cité idéale et qui s’est immolée pour sauvegarder sa communauté.

Enfin, comment ne pas évoquer les vrais révolutionnaires de 2011, ceux que la rumeur a accusé de tous les maux et qui, pourtant, n’ont fait que reproduire la geste d’Elyssa en se sacrifiant pour un monde meilleur.

Bonne fête de la République

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