Le Mythe de la Citadelle

Par Turkia Labidi, auteure, historienne.

En cette année 2019  beaucoup d’événements ont  défrayé la chronique, l’affaire de l’école coranique de Regueb, par exemple, révélée par une
émission de télévision, a été sous les feux des projecteurs  pendant l’hiver 2019, cette « école » accueillait des enfants mineurs vivant reclus à l’intérieur d’une bâtisse aux environs de Regueb au centre du pays . L’enseignement se limitait au Coran et on apprenait aux élèves les préceptes d’un islam radical.

L’enquête, menée par les autorités, a révélé que ces jeunes, qui vivaient dans une proximité équivoque avec des adultes, ont subi des abus sexuels. Cet établissement a été fermé depuis et l’un des enseignants, reconnu coupable de viol, condamné à vingt ans de prison. Tout le monde se rappelle aussi les violentes agressions subies par des non-jeûneurs dans un café de Radès pendant le mois de Ramadan dernier par des éléments takfiristes. Sans oublier, bien entendu, les deux attentats-suicides perpétrés à Tunis en juin et revendiqués par l’ EI.

Mon propos, ici, n’est pas de chercher « à qui profitent ces agissements » ni de jeter l’anathème sur le comportement  de ces groupes islamistes ou takfiristes, mais d’essayer de comprendre, à travers une approche historique, les tenants et les aboutissants de ces mouvements, c’est à dire tout ce à quoi ils tiennent et tout ce à quoi ils veulent aboutir.

Pourquoi est-il utile de les voir sous l’approche historique? Car comme l’a dit Renan :   » Tout ce que nous sommes est l’aboutissement d’un travail séculaire ».

Le premier âge abbasside

La période appelée communément Haut Moyen-Age et qui correspond, pour l’Orient musulman, grosso modo au premier âge abbasside, c’est à dire plus simplement du 8° au 10° siècles après J.-C., a été l’âge d’or de la civilisation musulmane où les Arabes (et les Perses) ont excellé dans des domaines aussi divers que les sciences, la philosophie, la littérature… grâce notamment à une oeuvre gigantesque de traduction des anciens livres grecs, perses, indiens et autres, et grâce, bien entendu, au génie propre des arabo-musulmans de cette époque.

La fin de « l’âge d’or »

Mais au sortir de cette période, beaucoup de facteurs se sont conjugués pour ternir cette embellie jamais retrouvée depuis ! Nous pouvons citer pêle-mêle:

– La dislocation de l’Empire abbasside et l’intrusion d’éléments étrangers au sein de l’armée et de l’administration.

– La déliquescence du pouvoir central face à la montée en puissance de la féodalité.

– Les Croisades qui ont eu pour conséquence désastreuse de creuser un fossé énorme entre Orient et Occident et de créer ce « choc des civilisations » si cher aujourd’hui à certains hommes politiques.

– Le bannissement  de tout ijtihad dans la pensée religieuse.

Ces raisons et bien d’autres encore (il serait fastidieux de tout citer ici) ont fait que le monde musulman s’est refermé sur lui-même, s’entourant d’une muraille imprenable où aucune percée, aucun contact avec l’extérieur n’eurent été possibles. Imaginez un peu le topo : tout un monde qui décide, d’un coup, de vivre dans une Citadelle inexpugnable où il ne voit de l’extérieur que le carré de ciel au dessus de sa tête; un monde qui se fige dans le temps et dans l’espace, et cette situation va durer… sept siècles ! Sept cents ans de repli sur soi et d’ignorance, en un mot la décadence à l’état pur !

Les exceptions

Il y a eu quelques rarissimes esprits clairvoyants  qui ont compris cet état de fait, qui en ont analysé le contenu mais leurs propos ont été noyés dans la masse et ils n’en ont récolté que des déboires, et je pense ici, bien entendu, à Ibn Rochd ( Averroès ), le penseur et philosophe andalou qui, en voulant concilier raison et religion, a du subir les foudres des intégristes de son époque et assister, impuissant, à l’autodafé de son oeuvre.

Je pense aussi à Ibn Khaldoun, l’ historien et précurseur de la sociologie qui, de guerre lasse, a préféré quitter la Tunisie et s’établir en Egypte.

Une chape de plomb s’est donc abattue sur nos pays entretenue par les cheikhs et les foqahas qui faisaient la pluie et le beau temps ! Toute velléité de résistance est assimilée à de la mécréance, tout est prétexte à « kofr, » à « haram ». Exit la philosophie, la libre pensée, la non conformité au discours religieux ambiant. L ‘inventivité scientifique, la production littéraire de qualité, la poésie, la philosophie s’étiolent jusqu’à tarissement.

Le temps de l’Empire ottoman

L’Empire ottoman qui a étendu sa longue domination sur la quasi totalité du monde arabe n’ a eu aucun apport civilisationnel au profit de ces peuples ou très peu. Au contraire, cet Empire a maintenu des systèmes politiques, économiques et sociaux archaïques sur ces peuples assujettis. Et je donnerai en exemple l’imprimerie: cette invention, mise en pratique en Europe dès le XV° siècle ne gagna l’Orient qu’au…XIX° siècle ! Et pourtant l’Europe n’est pas au bout du monde ! Non, en fait, cette technique a été ignorée à dessein, imprimer des livres ou des journaux équivaudrait à diffuser la culture, à « ouvrir les yeux » sur des idées nouvelles (les droits des peuples, la liberté, la dignité, l’égalité…), et il a été décidé que nos peuples n’avaient pas besoin de ça ! Il a été décidé que l’imprimerie était une « bedaa » et toute bedaa est haram !

   Et il y a eu toujours connivence totale entre pouvoir politique et pouvoir religieux pour condamner toute tentative de résistance, ces deux pouvoirs ont toujours été imbriqués l’un dans l’autre, « se renvoyant l’ascenseur » quand il s’agissait de mater le peuple ( ou » passe moi la rhubarbe  je te passe le séné » et autres complaisances intéressées )

La femme

Quand à la femme dans ces sociétés, elle était emmurée dans sa prison de murs et de pierres et dans celle de l’ignorance. Privée d’instruction, de culture, de participation à la vie active, obéissante et soumise, son rôle se limitait à assurer la descendance.

 L’éducation

L’éducation s’est limitée à un nivellement par le bas, point d’enseignement scientifique, ni d’apprentissage de langues étrangères, ni de développement de l’esprit critique (en Tunisie il a fallu attendre le ministre Kheireddine pour qu’une vraie école moderne voie le jour: le collège Sadiki, dans les années 70 du XIX° siècle!).

Les penseurs réformistes

Justement,  quelques penseurs réformistes au XIX° siècle et au XX° ont pu, grâce à leurs idées éclairées, mettre le doigt sur les maux du monde arabo -musulman dont le principal et non des moindres était le régime politique! (et je pense ici surtout à Tahtaoui en Egypte, à Kheireddine Ettounsi, à Mohamed Abdou, à Taher Haddad…)

La colonisation européenne n’est pas venue ensuite pour arranger les choses, les maux dont on souffrait se sont souvent aggravés : analphabétisme, inégalités, absence de libertés, retard économique…

Mais les idées progressistes faisaient leur chemin, grâce entre autres au travail historiquement reconnu de quelques hommes politiques réformateurs (comme Mustapha Kemal en Turquie , Bourguiba en Tunisie…)

Nous avons donc pratiqué une brèche dans l’immense Muraille et nous avons découvert, ô surprise ! qu’il y avait autre chose au dehors que ce qu’on nous a fait apprendre pendant sept siècles !( ce qui s’apparenterait  un peu au Mythe de la Caverne de Platon ).

Nous avons découvert qu’il y avait d’autres systèmes politiques, d’autres méthodes de pensée, d’autres valeurs que celles inculquées pendant sept siècles : les idées de démocratie, de liberté, de justice, d’égalité entre l’homme et la femme, de tolérance, de reconnaissance de l’autre. La Lumière! Tout était à revoir, à refaire et vite! Mais, bien entendu, ces penseurs ou ces hommes politiques ont eu à subir  eux aussi les foudres de leurs détracteurs qui n’ ont pas hésité à leur lancer la plus lourde des accusations, celle de  renier notre foi, notre identité, notre patrimoine !

Le retour de l’obscurantisme

Or, aujourd’hui, et j’en viens maintenant au coeur de la problématique : des esprits chagrins et nostalgiques veulent nous faire REINTEGRER LA CITADELLE où nous avons déjà passé sept siècles, sept cents ans, avec exactement les mêmes méthodes engagées par leurs ancêtres :

– Refuser tout contact avec les « mécréants » et les « égarés » du monde.

– Se targuer d’être les seuls à « détenir la vérité religieuse » et refuser totalement l’avis contraire ( en ayant recours toujours à la violence ).

– Confiner la femme entre quatre murs et la priver de ses droits les plus élémentaires.

– ignorer totalement le droit à la différence.

–  Pratiquer une séparation manichéenne de la société entre  » koffars » ( mécréants) et « bons croyants ».

–  Manipuler la religion à souhait afin de réduire les gens à des âmes dociles, craintives et apeurées.

– Privilégier un discours religieux porté sur la haine de l’autre et le fanatisme.

– Donner les moyens de domination à de nouvelles dictatures grâce au désormais classique  » renvoi d’ascenseur ».

Imaginez-vous, ô peuple de Tunisie, vous, vos enfants, vos petits-enfants, entrain de regagner la brèche mais en sens inverse, pour peut-être encore sept siècles, un peu plus, un peu moins, pour toujours,  je n’en sais rien.

Mais cette fois ils refermeront la Citadelle avec un triple mur de béton armé et tout espoir de revoir la Lumière s’éteindra à jamais.

Par Turkia Labidi, auteure, historienne.

Illustration de couverture, Statue d’Averroès à Cordoue

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