Rien ne présageait ce vibrant hommage populaire rendu au défunt président Béji Caïd Essebsi. Que s’est-il donc passé?

Un pays ruiné, une corruption endémique, la saleté, le délabrement de tous les départements de l’État, la ruine du service public, l’effondrement des entreprises nationales, un niveau d’endettement jamais atteint, tous les chiffres dans le rouge…

L’alliance de Béji Caïd Essebsi avec Rached Ghannouchi et le népotisme dont il avait usé au prix de la destruction de Nida Tounes avaient fait, depuis quelques années déjà, s’effondrer la confiance que le peuple lui accordait. Enfin, ses déboires avec son dernier chef de gouvernement l’avaient quasiment sorti du devant de la scène.
Alors pourquoi cet immense hommage?

Le Tunisien a fini par comprendre le véritable rôle d’un président de régime parlementaire

À la suite de cette « retraite anticipée » qui lui avait été imposée par Youssef Chahed, tout le monde a fini par comprendre que dans un système parlementaire, le Président de la République ne gouverne pas. Certes, c’est bien lui qui choisi les chefs de gouvernement… mais ce sont eux qui gouvernent, ce sont eux les seuls véritables responsables de la situation du pays, qu’elle soit économique, politique, sécuritaire, etc…

C’est à partir de là que le citoyen lambda a fini par recadrer le véritable rôle du Président de la République dans ce système parlementaire imposé par les islamistes après 2011.

Peut-on vraiment reprocher à BCE l’alliance avec Ennahdha?

À partir de là, quid de l’alliance avec Ennahdha? Peut-on la reprocher à BCE? Avait-il vraiment l’énergie, les hommes et les moyens nécessaires pour l’éviter?

Nous avons tous assisté au délitement de Nidaa Tounes et aux volte-faces de ses députés. Qu’aurait pu faire BCE avec ce personnel politique volage?

Ceux qui connaissent bien Nidaa savaient, avant même les élections, que ce parti éclaterait à la première occasion…

Il vaut donc mieux remplacer ce débat par un état des lieux: si cette alliance a détruit Nidaa, elle a aussi énormément affaibli Ennahdha qui a aujourd’hui perdu plus des 3/4 de son électorat de 2011. Ce qui signifie qu’en fin de compte, Béji Caïd Essebsi a réussi à dissoudre Ennahdha et son islam politique.

N’est ce pas ce que lui avaient demandé ses électeurs? 

Népotisme

Alors que peut-on reprocher à Béji Caïd Essebsi? Avoir maintenu son fils au forceps à la tête du parti Nidaa Tounes?

Certes, il y a là un acte de népotisme avéré. Mais le Tunisien n’est-il pas par nécessité, sinon par essence, un adepte assidu du clientélisme et de sa forme la plus élevée, le népotisme? Sans oublier que les Tunisiens ont un sens quasi-maffieux de la famille et qu’ils savaient que leur président était otage de la sienne. Ils savaient que lorsque BCE sort du palais pour rentrer au foyer, il cesse d’être président et redevient le vieil homme généreux et attachant en proie aux caprices de certains des siens.

Le gardien de la Constitution

Donc BCE n’avait rien à voir avec la gestion du pays mais il en demeurait le « gardien », et à son niveau, ce qu’il devait protéger, ce sont les principes généraux définis par la Constitution. A-t-il failli à cette mission?

Certes, la non promulgation de la loi électorale est délicate et peut s’apparenter à un manquement, mais qu’est ce que n’a pas promulgué BCE? Une Loi de Finances? Une loi pour la Transparence Administrative? Une loi d’Urgence Économique? Non.

BCE a refusé de promulguer une loi anticonstitutionnelle.

Ce baroud d’honneur fait à une majorité qui l’avait exclu de la scène fut le dernier geste politique de Béji Caïd Essebsi. Avant de mourir, le vieux lion a pris sa revanche sur les jeunes loups…

Celui qu’on a tiré de sa retraite pour que la Tunisie maintienne le cap tracé par Bourguiba, a-t-il failli?

Certes, la corruption s’est généralisée, la crise s’est aggravée, mais ces choses là ne sont pas de sa compétence.

Ses obligations sont, outre la protection de la Constitution, les Affaires Etrangères et la Défense Nationale. Or la Tunisie, à défaut de briller pour ses citoyens, a acquis et gardé, depuis 2011, une image très positive à l’international, et BCE y est pour beaucoup.

Enfin, le département dont il était le chef suprême, l’Armée Nationale, est restée profondément républicaine.

Son rôle durant la révolution, puis face à la Troika, puis face au terrorisme, l’a rendue très populaire et son silence, très rare dans ce genre de contrée, a fait de cette armée une supra-institution campée entre la Constitution et l’Exécutif.

L’hommage de l’armée à son chef suprême

Nous savons que BCE a tenu, avant sa mort, à ce que ce soit l’armée nationale, et aucune autre institution, qui organise ses funérailles de « a » à « z ».

L’hommage a dépassé sa personne, il a atteint tout le pays et même son histoire, marquant par là une miraculeuse réconciliation.

L’Armée Nationale a, par ses us et coutumes, par ses uniformes, ses défilés, sa musique, ses avions, ses coups de canons et ses officiers, donné aux Tunisiens le spectacle de ce qui leur manque tant: l’ordre et la discipline.

Il ne leur en fallait pas plus pour ressentir, après tant d’années de frustrations, cette appartenance à un État organisé rendant hommage à son défunt président.

L’émotion procurée fut énorme.

Elle a réussi à dissimuler cette terrible humiliation dans laquelle les responsables politiques ont jeté les Tunisiens depuis si longtemps.

Enfin, les Tunisiens ont vu, à travers la mort de leur chef de l’Etat, leur spécificité.

L’hommage au disparu, la transition civilisée, la liberté d’expression, la démocratie, ne sont pas très répandus de ce côté de la Méditerranée.

Ils procurent un sentiment rare: celui de la dignité de tout un peuple.

La dignité était le second mot d’ordre de la Révolution. Les Tunisiens l’ont vécue lors de l’hommage rendu à leur président. Cela remet de l’ordre dans les idées et les émotions.

Adieu Président, Vive la République.

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