En -206, dans la péninsule Ibérique, la guerre entre Carthage et Rome fait rage. De Carthagène d’Espagne, Scipion va en Afrique pour y rencontrer le roi de Numidie Occidentale, Syphax, dans sa capitale Siga. Il y arrive en même temps que le général carthaginois Hasdrubal Giscon. 

Hasdrubal Giscon, n’était pas un général d’Hannibal. En -215, il avait été désigné par le Sénat pour porter à Hannibal des renforts qui ne sont jamais arrivés à destination. Hasdrubal Giscon obéissait donc au pouvoir carthaginois, pouvoir opposé aux Barca depuis des décennies.

L’arrivée au même moment à Siga des deux généraux ennemis était-elle le fruit du hasard ? Tite-Live rapporte qu’avant cette rencontre, Scipion avait envoyé son compagnon Laelius chez Syphax qui lui aurait manifesté son souhait de rencontrer son supérieur.


Le banquet de Syphax, fresque, Villa Médicis, Poggio a Caiano 1578-82, ALLORI, Alessandro (Florence, 1535 – 1607)

Selon Tite-Live, Hasdrubal Giscon arriva au port de Syphax avec sept trirèmes alors que deux quinquérèmes ennemies (celles de Scipion), apparaissaient au large du port. L’historiographe explique ainsi l’étonnante inaction du général carthaginois devant l’ennemi « …frappées d’un vent un peu plus fort, qui soufflait de la haute mer, les voiles poussèrent les deux quinquérèmes dans le port sans laisser aux Carthaginois le temps de lever l’ancre; et après cela, personne n’osait lancer une attaque dans un port appartenant au roi. ».

Est-ce qu’une quinquérème qui dispose de 170 rameurs garde ses voiles levées avec un vent arrière à l’approche d’un port ? D’autant plus qu’il s’agissait d’un port fluvial. Laissons la réponse aux spécialistes. Il faut noter que, même après avoir quitté le port de Syphax, Hasdrubal Giscon, malgré la supériorité de sa flotte, n’opère aucune action offensive contre son ennemi.

Hasdrubal Giscon et Scipion ont très largement sympathisé chez Syphax. Ils auraient même partagé un « lit de repas ». Surprenants rapports entre belligérants de l’un des plus terribles conflits de l’Antiquité. Imaginez Irwin Rommel et Bernard Montgomery dînant sur un même lit en pleine Seconde Guerre mondiale et négligeant une occasion inespérée de porter un coup fatal à l’ennemi.

Selon Tite-Live, Hasdrubal Giscon est au comble de l’admiration devant Scipion. Le sujet de la discussion est stupéfiant : le général carthaginois veut inciter le Romain à débarquer en Afrique ! Hasdrubal déclare en effet : « les Carthaginois devaient […] moins rechercher comment […] ils avaient perdu l’Espagne, que se demander comment garder l’Afrique », il ajoute que si Scipion est à Siga « …c’était dans l’espoir de conquérir l’Afrique » Tite-Live insiste sur l’obsession d’Hasdrubal Giscon à ce sujet : « Ce qu’il retournait depuis longtemps dans son esprit, ce qui manifestement l’indignait, c’était que, comme Hannibal faisait la guerre en Italie, il ne fît pas, lui, Scipion, la guerre en Afrique. »

Le général carthaginois est donc indigné que Scipion ne fasse pas la guerre en Afrique. L’insistance de Tite-Live à ce sujet laisse peu de doute sur la compromission d’Hasdrubal Giscon. Aurait-il, durant ce fameux dîner, informé Scipion de la volonté des oligarques de Carthage d’en finir avec cette guerre ? N’avait-il pas lui-même, en -215, sur ordre des oligarques, détourné vers l’Espagne le corps expéditionnaire destiné à Hannibal, au moment où ce dernier était à un cheveu de gagner la guerre ? Déjà, à l’époque, c’était un signe flagrant des priorités stratégiques des oligarques, différentes de celles d’Hannibal. Maintenant que l’Espagne était perdue et que les oligarques considéraient encore moins cette guerre comme la leur, avaient-ils conçu de nouveaux objectifs qu’Hasdrubal Giscon devait communiquer aux Romains ? Certes, l’extrapolation est hasardeuse, mais les nombreuses mentions faites par Tite-Live sur son insistance pour que Scipion débarque à Carthage, deux ans avant les faits, sont troublantes. Plus encore, son indignation que Scipion « ne fit pas, lui, la guerre en Afrique », ressemble à une proposition, surtout qu’elle émane d’un officier aux ordres du Sénat de Carthage.

Hasdrubal Giscon, qualifié par Tite-Live comme « le plus lâche des généraux » sera plus tard confronté à Scipion sur le territoire de Carthage. Il sortira indemne de toutes les opérations militaires et ne sera jamais mentionné auprès d’Hannibal après son débarquement en Afrique. Pourtant, nous connaissons l’intérêt d’Hannibal pour les renseignements sur l’ennemi et Hasdrubal Giscon était le mieux placé pour l’informer sur Scipion.

Entré, grâce à Hasdrubal Giscon, dans l’intimité des dirigeants carthaginois, nous pouvons supposer que Scipion était désormais bien informé de leur jeu politique et de l’extrême tension existant entre le gouvernement de Carthage et Hannibal qui, après avoir reçu du Sénat de Carthage l’ordre de quitter l’Italie, aurait déclaré : « [Me] Voilà donc vaincu, non par le peuple romain, [que j’ai] tant de fois taillé en pièces et mis en fuite, mais par le Sénat de Carthage, instrument de la calomnie et de l’envie…».

Scipion a-t-il immédiatement saisi l’immense avantage personnel qu’il peut tirer des informations — et peut-être même de la proposition — apportées par Hasdrubal Giscon ?

En stratège politique, Scipion a dû, dès lors, établir le plan qu’il présentera quelques temps plus tard à Rome et qui consiste à débarquer sur le territoire de Carthage pour défaire quelques armées — qui seront par ailleurs dirigées par Hasdrubal Giscon et Syphax — et donner ainsi aux sénateurs carthaginois l’occasion, qu’ils attendent si impatiemment, de signer la paix.

Est-ce la raison pour laquelle Scipion, durant son consulat de Sicile, lors de la préparation de son expédition vers Carthage, se soit contenté d’une armée de second ordre et que Caton ait fustigé son manque de préparation ? Scipion considérait-il sa campagne africaine comme n’étant pas risquée vu qu’il partageait avec les oligarques un même objectif, peut-être même convenu, comme la rencontre de Siga peut le laisser entendre ? 

Il faut constater que de cette même logique procède le fait, pour les sénateurs carthaginois, de ne pas avoir fait appel à Hannibal avant de signer la paix de -203. Pourquoi cette hâte des oligarques de négocier avec Scipion ? Pourquoi ne pas avoir rappelé Hannibal et ses invincibles avant de signer un armistice ?

 

Extrait de « Hannibal, la véritable histoire et le mensonge de Zama »

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