Est-il concevable que pour faire tomber un affairiste, Youssef Chahed use du « complot contre l’État » et sacrifie des hauts cadres de la sureté nationale?

Et si ce « complot contre l’État » n’était destiné qu’à cacher l’échec de la lutte contre la corruption dont Chahed s’est fait le chevalier? Et si tout cela n’avait pour objectif que de maintenir la popularité du chef du gouvernement, malgré la gestion catastrophique du pays ?

Au delà de ces questions que tout le monde est en droit de se poser, c’est la sureté de l’État qui risque de pâtir dangereusement de cette affaire dont voici tous les détails:

L’espoir

Lorsque Youssef Chahed a été nommé chef du gouvernement, dès son premier discours à l’Assemblée, la plupart des bonnes volontés ont cru en lui, spécialement lorsqu’il a déclaré sa détermination à lutter contre la corruption. Il paraissait sincère et des députés de l’opposition se sont déclarés prêts à tout si le jeune chef du gouvernement concrétisait son engagement à défendre le pays : « on s’en fout de nos formations politiques. Si c’est l’homme qu’il faut, nous le soutiendrons jusqu’au bout ».

La désillusion

Quelques mois plus tard, vint la désillusion : absence de vision, de projet politique, d’idées, incapacité à réformer quoi que ce soit ni à s’attaquer à la corruption, au sureffectif du service public, à l’impunité généralisée, mauvaise volonté manifeste à soutenir un seul des nombreux et ambitieux projets qui lui ont été présentés.

En somme, Youssef Chahed a à peine réussi à éteindre les quelques foyers de revendications en contrepartie de concessions très nocives pour les finances du pays, c’est à dire qu’il est entré dans la dynamique d’un pompier pyromane qui éteint les feux avec des bombes à retardement. Il n’a fait que reculer l’échéance de la faillite de l’État sans jamais concevoir une alternative à cette catastrophe.

L’arrestation de Chafik Jarraya

Au mois de mai 2017, alors que la popularité de Youssef Chahed était au plus bas, survint une affaire de « complot contre l’État » dont fut accusé l’arrogant et sulfureux homme d’affaires Chafik Jarraya. Son arrestation par les unités spéciales et son isolement dans une caserne de l’armée ont donné aux Tunisiens, frustrés par des décennies d’impunité, l’impression qu’on avait enfin trouvé l’homme providentiel qui allait « nettoyer » le pays.

L’effet de cette arrestation fut immédiat et Youssef Chahed a atteint des sommets de popularité (cliquez ici), poussant même Rached Ghannouchi à vouloir lui fermer la porte d’une candidature à la présidentielle (cliquez ici) de 2019.

Malgré certaines critiques sur le recours par Chahed à la justice militaire, l’opinion publique lui a fait confiance et a cru au « complot contre l’État ».

Rappelons que cette accusation est la plus grave de l’arsenal juridique tunisien et que sa sanction est la mort.

Quelle est donc cette affaire dont on accuse Chafik Jarraya et qui, dans un premier temps, a entraîné l’arrestation de deux hauts cadres sécuritaires du pays, Saber Laajili, Directeur de l’Antiterrorisme et Imed Achour, Directeur des « Services Spécialisés » ( le Renseignement, le Contre espionnage et autres services fondamentaux de la sécurité du pays).
Il faut noter que Imed Achour, écarté du ministère de l’Intérieur en 2011, n’a réintégré le département qu’après le 3e grand attentat qui a tué, en novembre 2015, 12 gardes présidentiels. Depuis son arrivée à la tête des Services Spécialisés, plus aucun attentat n’a eu lieu.

Une discussion entre Chafik Jarraya et Jean Yves Ollivier

L’affaire a commencé suite à une information concernant une conversation sur un éventuel marché d’armement entre un français, Jean Yves Ollivier, activiste dans ce que l’on appelle la « diplomatie parallèle » et Chafik Jarraya, proche de Abdelhakim Belhadj, numéro 1 de Fajr Libya, un micro État islamiste basé à Tripoli.

Les deux hommes parlent d’armes qui doivent transiter par la Tunisie et la Libye. Le Congo, dont Ollivier est très proche, est également évoqué.

De quels éléments le juge militaire, dispose-t-il?

Depuis les premiers attentats qui ont frappé la Tunisie en 2013, les services de sécurité de l’État savent que toutes les menaces terroristes viennent de Libye. Dès lors, Chafik Jarraya, proche de Fajr Libya, est devenu une source importante pour le Renseignement tunisien qui l’a surveillé, approché et manipulé. Cette approche aurait porté ses fruits à diverses reprises, plusieurs renseignements obtenus ont été utiles pour arrêter des terroristes et empêcher des attentats.

Maintenant revenons au fond de l’affaire: Chafik Jarraya a-t-il fait parvenir des armes à ses amis de Fajr Libya pour détourner l’embargo de vente d’armes pour la Libye?

De l’avis de tous les spécialistes de la question, si tel était le cas, la police, la Garde Nationale, l’armée et les autres services de renseignement de l’État le sauraient et ils disposeraient de toutes les preuves nécessaires pour accuser l’homme d’affaires.

Ce qui est avéré, c’est que Jarraya a accompagné quelques journalistes à Tripoli pour tenter de lisser l’image de son ami, proche d’al Qaida, Abdelhakim Belhadj; il a rendu divers services pas très nets au même Belhadj, mais de là à parler d’un complot contre l’État, il y a du chemin.

Certes, Jarraya a brassé beaucoup d’argent, payé des journalistes, corrompu des fonctionnaires, mais tout cela ne fait de lui qu’un justiciable civil.

Pourquoi le recours à la justice militaire?

Jarraya, comme des dizaines d’hommes d’affaires pas très nets qui ont parfaitement survécu à la révolution, est un débrouillard qui flirte avec les sphères du pouvoir et arrive à résoudre, notamment grâce à de bons avocats, l’essentiel des questions juridiques auxquelles il est confronté.

Pour réussir à l’arrêter dans un environnement aussi corrompu et peu rigoureux que celui de la Tunisie, il faut s’occuper de lui comme savent le faire les vrais enquêteurs: enregistrements audio, vidéos, témoignages, pièges, etc. En somme, toutes les pratiques qu’utilisent les États pour confondre les mafieux.

Lorsque Chahed est arrivé à la Kasbah gonflé à bloc contre la corruption, il a demandé qu’on lui remette le dossier des affaires judiciaires de Chafik Jarraya. Mais à sa grande surprise, le dossier était inexistant. En fait, ça faisait des années que Jarraya était visé et il avait eu le temps de mettre de l’ordre dans ses affaires, c’est pour cette raison qu’il se permettait d’être aussi arrogant dans les médias.

Jarraya a su très vite que Youssef Chahed voulait le faire arrêter. Il a réagi de façon primaire en multipliant ses passages télévisés et en attaquant personnellement Chahed: « il n’est pas capable d’arrêter une chèvre ».

Youssef Chahed, qui avait mis la lutte contre la corruption au premier niveau de son action politique en fut secoué. Une telle déclaration, en plus d’être insultante, jetait un gros doute sur sa volonté d’affronter la corruption. Il a alors mis les bouchées double et demandé aux services de renseignement de lui remettre le dossier Jarraya.

Cela ne s’est pas fait sans mal.

Pourquoi les « Renseignements » rechignent à remettre leurs dossiers aux hommes politiques

Depuis la révolution et  jusqu’à nos jours, les professionnels du renseignement se sont retrouvés dans des situations très délicates, leurs enquêtes n’aboutissaient pas et leur hiérarchie ne les protégeait plus. C’est ainsi qu’ils se sont mis à faire de la rétention d’information.

Or Youssef Chahed à fait fi de toute la procédure et de la hiérarchie policière et a envoyé un membre de son cabinet au ministère de l’Intérieur exiger de façon directe les dossiers concernant Chafik Jarraya. Certains responsables du Renseignement, étonnés d’une telle ignorance des pratiques et des procédures, ont refusé de remettre ces dossiers de cette manière à des gens qu’ils ne connaissaient pas. ils ont exigé le respect des procédures. C’est ainsi qu’une suspicion déplacée a pris place entre Chahed et les hauts cadres de l’Intérieur, suspicion qui a souvent entraîné leur limogeage et leur remplacement.

Toujours est-il que les dossiers du Renseignement ont fini par arriver aux mains des personnes désignées par Youssef Chahed pour instruire le dossier du « Complot contre l’Etat ».

Les dossiers du Renseignement aux mains de la Justice militaire

Un « complot contre la sureté de l’État » ne peut concerner un civil agissant seul. Pour la fiabilité de l’accusation, il faut que des agents de l’État soient associés au « complot ».
Les rapports du Renseignement remis au cabinet Chahed contiennent tous les contacts que les professionnels de la sureté de l’Etat ont eu avec Chafik Jarraya dans le cadre de leurs missions de renseignement. C’est dans ces dossiers que les instructeurs de l’affaire ont découvert que Saber Laajili, directeur de l’Antiterrorisme, a été en contact avec Chafik Jarraya sur ordre de son supérieur Imed Achour. Ces rencontres se sont faites dans le cadre de leur travail, mais mieux encore : ce sont leurs supérieurs qui leur ont donné l’ordre de recevoir et d’écouter Chafik Jarraya qui, rappelons le, du fait de sa proximité avec Fajr Libya et du fait que 100% du terrorisme qui frappait la Tunisie venait de Libye, était devenu un informateur incontournable.
C’est pour cette raison et d’autres, aussi peu fiables, que Laajili a été arrêté et accusé de complot contre l’État.

La sureté de l’État frappée au plus haut niveau

La fiabilité de l’Etat elle même s’en est trouvée touchée. Voyant leurs chefs arrêtés pour avoir simplement fait leur travail, les hommes de la sureté ont cessé de travailler, de peur de subir les mêmes accusations. Une ambiance de suspicion s’est abattue sur les services de la sureté de l’État, avec tous les dangers que cela entraîne.

Un gouvernement conscient des conséquences de ses actes n’aurait jamais procédé de la sorte et médiatisé l’arrestation de ses hauts responsables du Renseignement et de l’Antiterrorisme.

Un gouvernement responsable aurait convoqué ses hauts cadres de la police, demandé des éclaircissements et exigé des preuves. Il aurait agi de façon discrète et bien plus efficace. On n’arrête pas les premiers responsables de la sureté de l’État sans aucune preuve alors qu’ils ont fait leur travail sur ordre de leurs supérieurs et avec des succès formidables pour la sureté du pays. Cette façon d’agir du gouvernement est très dangereuse, elle fait le jeu des ennemis de l’État, elle avantage les terroristes qui profitent des failles béantes qu’une telle pratique gouvernementale provoque dans la sécurité nationale.

La dynamique diabolique des accusations

Mais ce n’est pas tout: les dossiers secrets du Renseignement concernent des dizaines d’agents des services spécialisés, tunisiens ou de pays amis, ayant pour mission d’obtenir, de Chafik Jarraya, des informations qui permettent de contrôler les mouvements des terroristes stationnés en Libye. Or ces personnes sont aujourd’hui accusées de faire partie du « complot contre l’État » de Chafik Jarraya.

Dans les jours qui viennent et parallèlement à une campagne de communication organisée par le gouvernement et destinée à « informer » l’opinion par l’intervention de journalistes amis, la justice militaire s’apprête à arrêter plusieurs personnes dont des gens qui ont tout simplement fait leur travail pour défendre leur pays contre le danger terroriste. D’ailleurs, pour faire plus d’effet et « créer le buzz », cette campagne intègre les noms de personnalités étrangères détestées par l’opinion publique, comme M. Bernard Henry Lévy.

Les protecteurs du pays sont désormais sans protection

Si tous ces agents de renseignement devaient passer devant une justice fiable, ils n’auraient aucun problème à se justifier puisqu’ils ont toutes les preuves que leurs missions ont été effectuées dans le cadre de leur travail. Mais ces gens là vont passer devant une justice militaire qui sert d’outil de contrôle politique. Me Amor Saadaoui, précise, dans un article publié par Marsad: « le problème réside toujours dans le fait que le fait politique influence la fonction juridictionnelle. Aujourd’hui encore, la justice militaire sert d’outil de contrôle politique. Il n’y a pas encore d’indépendance de la justice en Tunisie, aussi bien dans les textes juridiques qu’en ce qui concerne leur application. »

Youssef Chahed sait-il la vérité?

Youssef Chahed réalise-t-il qu’il s’agit là d’accusations sans aucun fondement ou est-il persuadé, comme beaucoup de monde, qu’il y a là un « complot contre l’État » ?
Youssef Chahed sait-il que des hauts cadres qui ont voué leur vie à la défense du pays sont désormais accusés à tort de « complot contre l’État » et qu’ils risquent leur tête ? Sait-il que leurs enfants, leur femme, leur famille, vont vivre dans la honte de la pire accusation qui soit, alors que ces hommes n’ont fait que leur devoir et de façon brillante ?

« Qui se dresse contre Youssef Chahed se dresse contre la lutte pour la corruption »

Tous ceux qui, aujourd’hui, tenteraient de s’élever contre ce scandale seraient immédiatement taxés de « défenseurs des corrompus », « protecteurs des réseaux mafieux » et « membre de l’État occulte contre l’État véritable ».
Au plus haut niveau, aujourd’hui, plusieurs responsables politiques savent que toute cette affaire relève des tribunaux judiciaires et que Chafik Jarraya n’est qu’une petite frappe qui est loin d’avoir l’envergure d’un comploteur contre l’Etat. Mais ils n’osent pas s’opposer à Chahed de peur que leur opposition fasse d’eux dans l’esprit des gens, « les protecteurs des mafieux ».

Il faut tout de même noter que de rares personnalités, comme M. Mohamed Abbou, ou encore M. Rafik Chelly, et de rares journalistes ont dénoncé la mascarade.

Cette réputation d' »homme de la lutte contre la corruption » a fait de Chahed, malgré son bilan catastrophique, un homme intouchable.

La seule réalité de la Tunisie d’aujourd’hui n’est pas dans ces complots montés de toute pièce, elle est dans l’incapacité totale des politiques de faire leur travail. Regardez autour de vous, de la saleté jusqu’à la dette extérieure, en passant par la diplomatie, l’énergie, le transport, etc., tout dénonce l’amateurisme de nos politiques. C’est ce même amateurisme qui s’est emparé de la lutte contre la corruption et qui a abouti à cette mascarade de « complot contre l’État », un complot qui a été fabriqué sur le dos de la Justice, de l’État et surtout de la sureté de l’État, désormais en grand danger.

Dans tout cela, où se situe le véritable complot?

Comment sortir de cet imbroglio politico judiciaire?

Cette dangereuse affaire de « complot contre l’Etat » peut être résolue avec rapidité et de façon fiable.

La première solution est aux mains du chef du gouvernement qui peut prouver que l’affaire du complot contre l’État est solide et qu’elle justifie ces dangereuses accusations contre les hauts cadres de la sureté nationale. Il peut, très vite, dévoiler les preuves véritables de l’implication de Saber Laajili et de Imed Achour dans un complot contre l’État.
Si par contre l’État ne dispose pas de preuves pour une accusation aussi dangereuse et aux conséquences aussi catastrophiques, il faudra que les responsables subissent les conséquences de cette ignominie.

La seconde solution concerne Monsieur le chef de l’État.

La Constitution tunisienne stipule que c’est le chef de l’État et non le chef du gouvernement, qui est le chef suprême des armées, ce qui signifie que la Justice militaire est de son ressort et non de celui du chef du gouvernement. Pour éviter au pays une affaire qui risque d’avoir des conséquences très dommageables, le Président de la République peut décider d’affecter à l’examen de cette affaire un groupe de magistrats étendu et indépendant de toute influence.
Imposer la vérité sur cette affaire est un devoir national. Savoir si les hauts cadres de notre sureté sont des traitres ou si, derrière cette affaires, il n’y a qu’une certaine forme d’amateurisme guidée par des ambitions politiques démesurées et particulièrement dangereuses pour notre pays est une question d’intégrité nationale.

Abdelaziz Belkhodja


Les interventions de Messieurs Mohamed Abbou et M. Rafik Chelly:

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